Tu as six ans. Tu regardes ton père. Il marche bizarrement. Tu t'inquiètes, tu ne comprends pas. Il tombe piteusement sur le sol, tu demandes : « Papa ? »  Il se relève avec difficulté, et ne prête même pas la moindre attention à toi. Il s'appuie sur la petite table du salon et manque à nouveau de s'étaler à nouveau. « Papa ? » répètes-tu inlassablement jusqu'à ce qu'il te remarque enfin. Vos yeux se croisent, et même à ton âge, tu comprends qu'il n'y a rien d'habituel dans ce regard. C'est vide, c'est plat, sans intensité. « Papa, ça va ? » Il essaye d'ouvrir la bouche pour parler mais il n'y arrive pas. Tu entends un bruit sourd venant de la cuisine, et tu vois ta mère, belle, grande, et blonde, toujours tirée à quatre épingles, soupirer fortement et te dire sèchement : « Alexis, tu vas dans ta chambre. Tout de suite. »  Tu jettes un regard vers ton paternel, et tu hésites. Tu ne veux pas partir. Ton papa est malade. Il a besoin de toi. « Tout de suite j'ai dit ! » Tu t'en vas rapidement, tu ne veux pas être punie. Alors tu sors de la pièce, mais tu restes cachée derrière la porte, l’oreille collée contre le trou de serrure, pour mieux écouter. Tu veux entendre, tu veux savoir.


Tu as sept ans. Maintenant tu sais. Et sérieusement, tu trouves ça pitoyable. Tu veux pas être comme ça. Jamais. Ton père est encore rentré tard. Tu es assis sur le canapé de la salle de séjour, et tu le regardes, un air dégoûté sur le visage. Tu es encore jeune, mais tu comprends. Le visage dévasté par l'alcool et les années à traîner dans les bars, l'homme qui est en face de toi ne ressemble pas vraiment à l'image idéalisé qu'on se fait d'un père. Lamentable et navrant, oui, il l'est. Encore une fois, ta mère arrive à la rescousse, mais maintenant, elle ne te demande plus de partir. Parce que c'est comme ça tous les soirs depuis des années. Tu y es malheureusement habituée.  « Fawley, t'es qu'une merde. Tu le sais ça ? T'es ridicule. » déclare ta mère. Sérieusement, tu le penses aussi. Pourquoi tu ne peux pas avoir un père comme les autres ? Heureusement que tu as ta mère. C'est elle ton modèle sur terre. Pas ce père au nom reconnu comme faisant partie des 28 familles nobles du monde sorcier. Comment peut-on sombrer à ce point ?


Tu as dix ans. Allongée sur le lit de ta chambre, tu dévores le livre l’histoire de Poudlard. Tu entends ton père passer en trébuchant dans la pièce d’à côté. Cela fait longtemps que tu n’y fais plus attention. Longtemps qu’il a cessé d’être un modèle à tes yeux lui que tu avais tant vénéré il y a quelques années. Ta mère dort dans la chambre d’en bas, elle a déserté le lit conjugal depuis bien des années, pourtant elle reste, pour ne pas salir un nom célèbre. Ton arrière grand-oncle a tout de même été ministre de la magie. Et aussi parce qu’en grandissant, tu as rapidement compris que ton modèle sur terre n’était finalement qu’une femme intéressée, une sang-mêlée ravie d’anoblir son sang en se mariant et profitant de la faiblesse de ton père pour salir la lignée. Une erreur qui fait aujourd’hui de toi une sang-mêlée également. Ton visage de jeune fille semble déjà animé de sombres pensées alliant effronterie et manipulation.  

Tu as onze ans. « Tiens donc… Je vois une petite fille déjà bien mâture pour son âge. Les capacités intellectuelles sont bien là, tout comme cette volonté farouche de te faire une place parmi nous et de montrer ce dont tu es capable. Où vais-je donc te répartir ? » Tu espérais Serdaigle ou Serpentard. C’était les deux maisons qui trouvaient grâce à tes yeux. En tant que jeune fille rusée et intelligente, un mix des deux t’aurait plu, mais il faudra se contenter d’une seule maison. D’ailleurs, pourquoi fallait-il toujours qu’on s’évertue à trouver un groupe d’appartenance ? Des maisons triées par âge ne seraient-elles pas plus justes et moins réductrices ? Tes pensées alimentaient ta réflexion lorsque le Choixpeau cria le nom de ta future maison. Satisfaite, tu te levas et allas rejoindre tes camarades. Tu espérais te plaire chez les Serdaigle.


Tu as douze ans. Assise sur un banc dans la cour de récréation, tu regardes les autres s'amuser, discuter ensemble. Toi, tu ne te joins pas à eux, tout simplement parce que tu n'as pas d'amis. On ne t'aime pas. Peut-être même qu’on te hait. Tu ne sais pas trop puisque personne ne te parle, en dehors de quelques camarades privilégiés et triés sur le volet. On n'aime pas ceux qui sont toujours seuls, fourrés à la bibliothèque et qui lisent la plupart des livres se trouvant sur les étagères. On n’aime pas ceux qui fixent les autres droit dans les yeux lorsqu’on leur parle. On déteste et on se moque de ceux qui ont toujours réponse à tout, et qui parfois même, savent mieux que les professeurs. Bref, on ne t'aime pas toi, parce que tu es tout cela. On te rejette, mais on te laisse plus ou moins tranquille. Alors tu t'en fiches. Tu lis, tu t'instruis, tu travailles. Tu en apprends toujours plus sur l’histoire du monde. Tout cela t'intéresse. Peu importe que tu sois seule.


Tu as treize ans. « Alexis, sers un verre à ton vieux père ». ‘Fais-le boire’, penses-tu, ‘comme ça, il te laissera tranquille’. Tu lui tends la bouteille et le verre à pied et verses tranquillement sans te presser. Tu regardes ses yeux fatigués, même lorsqu’il les ferme on peut distinguer les grandes cernes violacées qui s’accumulent. Il n’a plus rien de l’homme d’affaires qu’il était auparavant. Ta mère se demande parfois ce qui a pu changer depuis ta naissance. Tu pourrais sans doute offrir quelques éléments de réponse facilement interprétables, même pour une gamine de treize ans. Ton père a perdu son héritage familial en épousant ta mère qu’il croyait aimer. Il a fait la risée de sa famille, une sang-mêlée… La belle idylle s’est transmuée en une incroyable déconvenue lorsqu’il a alors compris que sa propre femme n’aimait en lui que son nom. Et coup du sort, son premier et unique enfant était née femme et ne pourrait même pas perpétuer le nom de la lignée une fois mariée. La rage, la désillusion, le sentiment d’avoir raté sa vie l’avait changé en cet homme, non reconnaissable, mais que toi, tu avais toujours connu. Même si tu le détestais, il restait l’unique modèle identificatoire qu’il te faille, aussi médiocre soit-il.


Tu as quatorze ans. Ta mère est partie. Pas partie partie, elle est trop lâche pour ça. Juste partie chercher « du thé ». Il n’y avait qu’elle même pour croire à cette fausse excuse dissimulée derrière de la peur et l’angoisse de recevoir de nouveaux coups. Ton père est dans la cuisine, en train de manger des cacahuètes avec son verre de vin à la main lorsqu’il t’aperçoit sur la table du salon. « Alexis, y a encore la voisine qui fait chier avec son livre, il paraît que tu lui as emprunté. » Tu relèves la tête de ton grimoire. Tu avais oublié. « J’irais tout à l’heure lui rendre. » Il s’approche en gueulant : « Nan t'y vas maintenant, elle me casse les pieds à m'le dire tout l'temps. » Tu te résignes à aller terminer ton devoir dans ta chambre en fermant ton grimoire sur ton parchemin pour ne pas perdre la page. Tu te lèves, te diriges vers l’escalier et répètes : « Je travaille, j’irai après. » La bouche pleine, il se lève et se rue dans les escaliers et t’attrape par la jambe droite, te faisant perdre l’équilibre. « MAGHRINTENDHNANT » crie-t-il, mot presque incompréhensible. Ta tête se fracasse sur l'une des marches. Tu vois dans ses yeux la rage qui l’anime dans les mauvais jours. Sans réfléchir, tu frappes ton père avec ton pied gauche, celui qui est libre, au niveau de la tête. Tu manques ton coup et réessaie pendant qu’il frappe ton abdomen. Encore loupé, c’est la gorge qui prend. Ton père s’arrête soudainement et dévale les quelques marches qui le séparent du rez-de-chaussée. Tu le vois s’étouffer, tu ne comprends pas, tu n’as pourtant pas frappé aussi fort. Il commence à s’asphyxier et à cracher quelques cacahuètes. De la bave coule lentement de sa bouche. Son visage bleuit rapidement, ses yeux grands ouverts te regardent, te demandent de l’aide, te supplient de le secourir. Sa respiration est bloquée, tu le sens mourir à petit feu. Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Jamais. Qu’il crève. Tu récupères ton grimoire qui était tombé dans la cohue et remonte dans ta chambre, pendant que le corps de ton père continue de se raidir et s’arrête à jamais de bouger quelques secondes plus tard.


Tu as seize ans. Tu tends fièrement ton bulletin de notes de B.U.S.E à ta mère. Des Optimals et des Efforts Exceptionnels. La vie a lentement repris son cours après la mort de ton père. Ta mère est rentrée de « ses courses » quelques minutes après son décès, et tu as feint de n'avoir rien entendu. La culpabilité t’a ensuite rongé et te ronge toujours de n’avoir rien fait pour le sauver malgré qu’il soit un véritable salaud, l’ombre au tableau de famille qui aurait pu paraître parfaite. Ta mère a changé depuis sa mort. Devenue la matriarche de la famille, elle a pris son rôle tellement à cœur que tu ne peux pas lui en vouloir d’avoir été si lamentable quelques années auparavant. Toi aussi tu as changé. Plus que tu n’aurais pu l’imaginer. Quelque chose s’est brisé. Tu ne sais pas quoi. Tu es plus froide, plus insensible encore. Pour t’approcher, il faut être accroché. Certaines personnes arrivent encore à percer l’immense carapace à laquelle tu t'agrippes avec vigueur et ténacité.

Tu as dix-neuf ans. Les années à Poudlard ont fini d’achever le peu d’humanité qu’il te restait. Après la mort de ton père et celle accidentelle de ta mère quelques mois plus tard, tuée dans par un moldu bourré en plein Londres, tu es devenue l’ombre de toi-même. Plus d’accroches familiales. Peu d’accroches amicales. Toujours aussi brillante, tu as réussi entrer dans le cursus de médicomagie. Pour autant, tu ne sais pas si tu y as ta place.


Tu as vingt-trois ans. Tu es de garde à Saint-Mangouste. On vient de t’envoyer un cadavre. Le buste de la victime ouvert sur la table d’autopsie, tu débutes l’examen interne du corps. Jeune fille d’environ 19 ans, retrouvée morte dans une des ruelles de Pré-au-Lard. Sans blessures externes apparentes, elle se retrouve donc dans ta salle d’examen. Aujourd’hui tu es toute seule ; ton tuteur a estimé depuis plusieurs mois que tu étais bien capable de réaliser des autopsies seule. Cette liberté te convient parfaitement, tu en avais marre de devoir suivre les ordres. Suivre la procédure passe encore, elles sont là pour ne pas totalement sombrer dans l’anarchie totale. Tu respectes méticuleusement le process : incisions profondes, analyse des organes, examen des voies aériennes, découpe de la boîte crânienne. Tu ressens soudainement une profonde excitation que tu n’arrives pas à refréner. La vue de l’hémoglobine même séchée se rappelle à toi, à tes vieux démons. Tu ressens soudainement l’envie de goûter à un peu de sang frais. Cela devra attendre plus tard… Tu finis ce que tu es en train de faire et envoies le corps dans le frigidaire.


Tu as vingt-cinq ans. La sueur coule sur ton front. Tes cheveux relevés en une queue de cheval serré de laquelle s’échappent quelques mèches rebelles, tu donnes un coup net et précis à ton sac de frappe. L’autre jour, lors d’une de tes expériences, ton sujet a failli prendre le dessus. Ta baguette par terre, tu t’es sentie démunie et a bien failli perdre la vie. Jamais plus tu ne veux ressentir ce sentiment d’impuissance, de faiblesse, de torpeur. Depuis, tu t’entraînes dur. Y a ce mec que tu as rencontré qui te donne des cours. Un style de combat à la moldue, sans baguette, sans magie. Tu t’étonnes à apprécier cette forme d’art martial qui allie combat à main nue ou munie d’armes, souvent des couteaux. Tu t’entraînes à lancer, à les manier, à viser une cible. En quelques mois, tes muscles se sont lentement dessinés, tu as plus de force qu’auparavant. Tu te sens presque invulnérable.


Tu as vingt-huit ans. Tu tournes sur ton fauteuil comme le ferait une enfant. Tu admires ton nouveau bureau. Responsable du service de médecine légale alors que tu es encore dans la fleur de l’âge. Tu plisses les yeux en regardant la décoration désuète et démodée de l’ancien propriétaire. Un sourire s’esquisse sur tes lèvres lorsque tu te rappelles votre dernière conversation.

Quelques mois plus tôt…
Tu lèves les yeux vers ta responsable. « Fawley, vous vous taisez et faites ce que je vous ordonne. » Ta longue blouse camoufle tes poings serrés, dont les jointures sont devenues blanches. C’est une de tes techniques pour garder ton calme. Pour autant, aujourd’hui, tu es fatiguée de devoir t’y soumettre. Cela dure depuis trop longtemps. Tu le regardes tranquillement et une pensée te traverse l’esprit. Tu sens que c’est la dernière fois que tu la vois. Elle se dirige tranquillement dans les vestiaires après sa journée de garde.

Le lendemain, on annonçait la mort naturelle de ta responsable, à son domicile. En tant que subordonnée directement reliée au responsable, on te donna le poste à titre provisoire. Mais cela ne l’est plus. Tu as officiellement pris la relève. Plus de chef pour te dire quoi que ce soit. Maintenant, c’est toi qui ordonnes et on exécute. Tu adores avoir l’autorité. Et puis tu peux falsifier les rapports, faire disparaître des corps, les ramener chez toi, faire des expériences. Bref, c’est la belle vie.


Aujourd’hui. Les yeux plissés sur le journal du jour, tu lis avec frénésie la Une de la Gazette du Sorcier. T’enrages. La vie n’était déjà pas simple depuis que le secret magique n’était plus, et elle venait de se compliquer encore davantage. Les Blood Circle, comme ils aiment qu’on les appelle, disent posséder un serum pouvant retirer les pouvoirs des sorciers. Tu n’as de cesse que de les traquer et les tuer. Aucune autre alternative ne s’offre à toi. Tu as modifié tes habitudes de chasse. Au lieu d’enlever des inconnus, tu essaies plutôt de trouver des Blood Circle. La tâche n’est pas aisée.