C’était l’une des premières fois que nous nous exposions comme cela, Meredith et moi, si pas la première fois. J’avais toujours eu beaucoup d’affinités avec elle, mais nous ne nous étions jamais donnés en spectacle, et certainement pas dans un lieu aussi fréquenté… oui, parce que, bien sûr, si nous étions sortis pour le calme, c’était franchement mal parti… Entre notre filleul et son escorte Asclépiades et puis les petits couples qui sortaient pour prendre l’air ou fuir des gens à l’intérieur… notre intimité en prenait un fameux coup.
Ce fut le pompon quand le jeune Towsen fit son apparition, nous interrompant clairement dans un moment quelque peu… importun. C’était d’ailleurs sans doute le pire moment pour qu’il débarque, en fait. D’ailleurs, il devait s’en rendre compte, puisqu’il s’excusait auprès de ma chère amie, expliquant vouloir me parler en privé.

Je fus donc bien obligé de décoller ma bouche de celle de Mrs Carrow, à contre-cœur, bien sûr. Mais, vu la situation et vu ce que je venais de dire à mon amie, je n’aurais pas pu faire autrement. Je lui repris la main. « Meredith fait partie de ma sphère privée. Je n’ai rien à lui cacher. » En fait, j’avais bien senti qu’il y avait un froid depuis quelque temps, mais je n’avais encore jamais essayé de savoir ce qui pouvait bien se passer dans la tête de mon ancien apprenti. « Si tu as quelque chose à me dire, tu peux le faire devant elle. »

La seule chose qui pouvait poser problème était sans doute le contexte dans lequel nous nous trouvions. Était-ce là les conditions idéales pour avoir une conversation qui semblait créer un certain état de tension chez Tobias?

« Tobias, tu es sûr que c’est le bon endroit et le bon moment ? » Avoir une conversation avec lui ne me dérangeait pas du tout, mais nous étions à une fête, il y avait du monde… et vu son énervement latent, il y avait de fortes chances que le sujet de discussion ne soit pas le genre de choses à aborder en public, comme cela.
Je lui aurais bien proposé de venir plutôt me voir demain, à la première heure, dans mon bureau, pour que nous puissions être au calme et sans tous ces importuns aux alentours, car même si l’amour semblait aveugler la plupart des jeunes gens qui étaient sortis, il était évident que certaines oreilles pouvaient trainer à gauche et à droite et n’être pas forcément dotées des meilleures intentions à notre égard… en effet, il suffisait de repenser aux applaudissements peu emballés de la foule à la fin du discours ou aux regards en biais que nous avions essuyés ce soir.

Le regard noir de Tobias ne me trompait pas, cette discussion serait faite de reproches. Des mots de colère, peut-être aussi de haine. Je n’en savais rien, mais je n’étais pas certain de vouloir savoir cela. Enfin, au point où j’en étais, sincèrement, il m’aurait reproché d’avoir couché avec lui six ans auparavant… cela m’aurait presque réconforté que ce soit juste ça.

Vraiment, ma sœur ne manquait jamais une occasion de foutre le bordel. Ce furent mes premières pensées une fois que tout se mit à s’enchaîner, car, bien sûr, à mes yeux, c’était elle qui était responsable de toute cette agitation.
Entre le jeune garçon dont j’avais pris la défense, Meredith et William qui voulaient juste un peu d’intimité et tous ces jeunes couples qui sortaient pour se lécher les amygdales en profitant de l’air frais, à un moment, ce fut trop. Trop pour plusieurs d’entre nous, d’ailleurs.

Ça commença avec un jeune homme qui venait clairement se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il interrompait le duo de représentants du Conseil qui n’avait clairement pas besoin d’un troisième larron avec eux. N’importe quelle personne un peu sensée aurait compris que ce n’était pas le moment… mais pas ce jeune homme. Il ne fallait tout de même pas avoir fait médicomagie pour se rendre compte que William et Meredith étaient en train de vivre un moment particulier… Même moi, je les trouvais presque mignons, tous les deux… et je savais bien que Mrs Carrow méritait d’être heureuse, autant que ce soit avec un homme qu’elle connaissait depuis bien longtemps et avec qui elle avait déjà vécu pas mal de choses.

Je ne fus pas le seul à trouver incongrue l’intervention du jeune adulte. Le petit Julius tituba en effet un peu dans la direction du couple d’adultes pour ensuite se mettre à crier sur tout le monde. Une bien belle diatribe, à mon avis, qui ne put que me faire sourire. Il était très bien ce petit adolescent, au fond. J’aimais bien sa façon de penser et sa franchise.
Et quand il s’éloigna, je lançai juste à ma sœur :
« Fais ce que tu veux, moi, je l’accompagne. »

Du coin de l’œil, j’eus juste le temps de voir Meredith défaillir et j’ajoutai, toujours pour ma petite sœur : « Dis-leur que je passerai voir demain comment elle va. Mais à vue de nez, ce n’est pas bien grave. »

J’emboîtai alors le pas au petit Julius, accélérant même un peu pour le rejoindre et marcher à côté de lui. Je passai un bras sur ses épaules.

« On part écumer les bars ou je te raccompagne chez toi ? » En fait, il y avait quelque chose chez ce garçon qui me donnait envie de rester à ses côtés encore un peu, sans doute suite à son esclandre, bien sûr, mais il était évident, aussi, que ce jeune adolescent partirait vite à la dérive si personne ne l’accompagnait. Je pouvais bien faire ça. « J’ai bien aimé ton petit speech. Très vrai, tout ça. Et puis, l’image de la ciguë… J’aime beaucoup, vraiment. »

Ce soir, bon nombre d’événements s’étaient enchaînés et je n’avais pas vraiment eu l’occasion de bien réfléchir à tout cela, mais une chose était claire : Julius était un jeune révolté, qui ne supportait pas que les choses n’aillent pas dans son sens. Si j’avais bu un peu plus, j’aurais sans doute pu faire à peu près la même chose que lui. Mais ce n’était pas le cas, alors, je me contentais d’éprouver de la sympathie pour lui.

Je n’avais pas eu vraiment beaucoup de temps pour réagir. Quand Tobias était sorti de nulle part pour venir nous interrompre, j’avais juste pris la main de Meredith, parce que je ne me voyais pas la laisser pour aller discuter avec le jeune Towsen.

Et puis... tout s’était enchaîné bien vite. Beaucoup trop vite, même. Notre filleul qui, d’un coup, semblait perdre toute notion de savoir-vivre... allant même jusqu’à nous insulter. Qu’avions-nous fait pour mériter cela ?
Tobias qui voulait une discussion ici et maintenant, Julius qui pétait un plomb... et dans ma main, je sentis celle de Mrs Carrow perdre sa vigueur. Comme on sent peu à peu la vie quitter un corps quand on étrangle quelqu’un...
Je me tournai vers elle immédiatement. Et son teint pâle ne pouvait pas me tromper. Elle était en train de défaillir. Ou plutôt, non, elle venait de défaillir. Ne voulant surtout pas que ma belle finisse la soirée sur le sol, je l’accompagnais doucement, me retrouvant à genoux près d'elle, et espérant qu’il ne lui arrive rien, qu’elle n’ait rien de grave.

Et soudain... je paniquais. Je ne pouvais pas imaginer rester là à attendre que Towsen crache son venin. Il y avait bien plus important.
Je soulevais mon amie, la portant dans mes bras comme j’avais pu porter mon épouse le jour de notre mariage, à ceci près que cette fois, la femme que je portais était inconsciente et ne risquait donc pas de se pendre à mon cou.

« Je vais la ramener chez elle. Tobias, viens demain à la première heure. » Était-ce lâche de ma part de préférer accompagner Meredith au détriment de cette fameuse conversation ? Je n’allais pas proposer à Tobias de venir chez Meredith alors que nous n’avions aucune idée du temps qu’elle allait mettre pour reprendre ses esprits ni de la présence ou non de son fils au manoir. Je ne voulais pas paraître impoli ou sans-gêné mais bon... je n’avais pas trop le choix non plus. « Ou bien tu viens avec moi, mais je ne peux pas la laisser. »

Julius avait raison, j’étais bien con. J’aurais sans doute dû envisager d’autres possibilités, pour éviter d’en arriver là. Comme si notre baiser, à Meredith et moi, avait déclenché une série de réactions en chaîne, comme si tout conspirait, autour de nous, pour que rien ne puisse être possible... Circonstances de merde, oui.
Sans compter les qu’en-dira-t-on, puisque, bien évidemment, tout se passait au vu et au su de tout un chacun.

Tout ceci n’avait duré que quelques secondes et j’étais prêt à transplaner, Meredith dans mes bras, bien décidé à la veiller et à rester à son chevet tout le temps qu’il faudrait, quitte à ce que ma femme me fasse la gueule par la suite, ça n’avait plus d’importance pour l’instant. Seule Meredith Carrow et son état de santé m’importaient désormais. Je m’en voulais qu’elle soit dans un tel état. Je me sentais aussi inutile qu’impuissant face à ce malaise et, force m’était de l’avouer... mais je ne doutais pas qu’Helios serait sans doute à même de faire ce qu’il fallait.

Meredith dans mes bras, je ne pouvais pas faire autrement que d’être là pour elle. Ce malaise qui s’était emparé de la belle m’inquiétait beaucoup trop pour que je reste là, les bras ballants, à ne rien faire. Et puis… c’était Mrs Carrow… l’enjeu était bien différent que si cela avait été n’importe qui d’autre… Si nous avions pu être ailleurs, jamais tout ceci ne serait arrivé…
Je m’en voulais presque de m’être engagé dans cette histoire de Conseil d’Administration… j’avais la très nette impression que tout mon monde allait s’écrouler à cause de cette décision, que je ne serais plus jamais aussi libre qu’avant et que j’allais perdre bien plus que je n’allais gagner dans cette affaire.
Cela dit, heureusement pour moi, et peut-être pour lui aussi, Towsen accepta de reporter son envie de discuter à plus tard. Le lendemain, ce serait parfait.

« 8h, dans mon bureau. Je t’attendrai. » On ne pouvait pas être plus clair, me semblait-il et après ces mots, sans demander mon reste, je transplanai avec ma chère amie, pour la ramener chez elle.

Au moins, le jeune Towsen avait eu la décence de ne pas insister. Je n’étais pas sûr que j’aurais pu garder mon calme si cela n’avait pas été le cas. J’étais déjà à fleur de peau, à la base, mais là, tout partait totalement en cacahuète et j’étais aussi inquiet pour Meredith ce soir que j’avais pu l’être chaque fois que mon épouse avait eu des malaises durant ses grossesses. La panique… comment aurait-il pu en être autrement, à vrai dire ?
Mrs Carrow était mon pilier et, ces derniers temps, comme je le lui avais dit un peu plus tôt, j’avais vraiment besoin d’elle… Elle était à la fois ma meilleure amante et ma meilleure amie… Ce n’était pas le genre de personne pour qui j’aurais pu reprendre la soirée telle qu’elle avait commencé.

Je m’en serais terriblement voulu de ne pas pouvoir l’accompagner. J’aurais tourné en rond, sans doute passé une nuit blanche à me faire un sang d’encre pour elle, à me ronger les ongles jusqu’à l’os…
Je n’aurais pas supporté, en fait, la simple idée de ne pas pouvoir être près d’elle, de la veiller à son chevet… Car c’était bien ce que je comptais faire : rester près de Meredith, la nuit entière s’il le fallait, jusqu’à ce qu’elle se sente mieux et que je puisse être rassuré quant à son état de santé.

Je ne la savais pas si émotive… et je ne savais pas pourquoi, d’un coup, elle avait défailli de la sorte, mais j’aurais tout le loisir de me poser des questions de toutes sortes en la veillant durant le restant de la nuit, c’était certain. Ce dont je pouvais être certain, par contre, c’était que le fait de ne pas rentrer chez moi de la nuit risquait fort de ne pas plaire à mon épouse. Mais pour l’heure, ce n’était pas une priorité pour moi… l’urgence, c’était Meredith.