Amadeus s'était habitué à être une présence discrète, tout aussi remarquable que celle d'un porte-manteau dans une pièce. Au fond, était-il vraiment plus que cela ? Qu'un ustensile, un objet d'utilité courante, un être dont la seule fonction était de servir ceux et celles qui méritaient de s'asseoir sur le trône du monde ?

On parlait devant lui et on l'ignorait, comme s'il était tout bonnement incapable de comprendre ce qui était dit. Et Amadeus ne cherchait pas à les détromper, même s'il saisissait parfaitement ce qu'il se disait, même s'il n'en songeait pas moins. Qui accorderait le moindre crédit aux pensées d'un cracmol ? Et pourquoi son opinion serait-elle valable, lui qui avait commis la faute de naître sans magie ?

Alors, Amadeus se taisait et servait ses maîtres. Il acceptait gracieusement les quelques remarques méprisantes qu'on lui donnait de temps à autre, grimaçait sous les coups plus ou moins discrets qu'on lui donnait, aussi bien par amusement que pour le presser à accomplir ses tâches, mais ne se départissait pas de son sourire courtois. Après chaque coup, il se redressait de plus belle. Serviteur, oui, mais fier et droit dans ses bottes, remplissant son rôle avec zèle et application.

Amadeus ne se rappelait pas d'un instant où cela n'avait pas été le cas. Oh, il devrait probablement, après tout, il n'avait été confirmé Cracmol qu'aux alentours de ses huit ou neuf ans. Mais sa mémoire précédant ce diagnostic était... morcelée. Brisée. Tenter de la décortiquer était aussi douloureux que futile, ce pourquoi Amadeus préférait s'en abstenir et ne songeait pas à lui-même autrement qu'en tant que serviteur des Sang-Pur, des Mangemorts et, avant toute chose, de sa famille.

Il se rappelait avoir vu ses frères et soeurs partir un à un à Poudlard, tandis qu'il restait au domicile familial et était formé à sa manière, détruit et reconstruit maintes et maintes fois pour laisser place à un petit esclave sournois et servile, un être sans estime prêt à tout sacrifier pour les siens. Chaque rêve était brisé, chaque désir était ridiculisé, chaque aspiration était moquée.  Dès lors qu'Amadeus donnait l'impression qu'il pourrait être autre chose que l'elfe de maison humain qu'il était destiné à devenir, on le remettait dans le droit chemin, violemment, brutalement.

Il était le punching-ball de ses frères et soeurs, le défouloir de ses parents tout autant que leur plus grande honte. Il était l'esclave de service, celui à qui l'on pouvait tout commander et qui s'exécuterait sans considération pour sa santé ou sa dignité, qui lui avait été retirée progressivement au fil des années. Personne n'avait le temps de se préoccuper du bien-être d'un cracmol et, de toute manière, la famille Lestrange était suffisamment riche et puissante pour faire taire tout doute concernant "l'éducation" qu'ils donnaient à leur fils.

C'était une vie misérable, une vie de servitude et d'abnégation, mais Amadeus ne s'autorisait jamais à espérer quoi que ce soit d'autre. Parce que tel était son rôle. Telle était sa place. Amadeus s'inclinait avec dévotion envers les siens et le sorcier qu'ils servaient, le Seigneur des Ténèbres. Lorsque Lord Voldemort s'était emparé de l'Angleterre et avait asservi le monde sorcier, Amadeus s'était réjoui de son triomphe et avait participé volontairement à la torture de ceux que sa famille retenaient captifs. Il ne comprenait pas leur réluctance à courber l'échine, à accepter leur rôle : pourquoi s'entêter contre leur nature ? Contre ce qui faisait d'eux des cracmols, des Sang-de-bourbe ?

Alors, Amadeus se délecta de leur souffrance qu'ils méritaient amplement et ne pleura pas leur mort. Pas une seule fois. Ses larmes, il les réserva à sa famille, à la défaite de Lord Voldemort, à la mort de l'un de ses frères, ayant péri durant la bataille de Poudlard. Il se dissimula avec les siens, ne songeant pas un seul instant à profiter de l'occasion pour s'enfuir, pour conquérir sa propre liberté. Les chaînes qui le retenaient auprès de sa famille étaient invisibles, gardant captive son âme, et il ne pouvait donc pas même envisager de s'échapper.

Serviteur, il était, Serviteur, il demeurait. Durant ces années à se terrer dans une de leurs demeures, protégée par un Fidelitas, Amadeus souffrit plus que jamais. Puis il y eut le retour à la grâce. Il y eut l'Augurey. Celui ou celle que personne n'attendait plus. Celui ou celle qui allait tous les sauver et rétablir les valeurs du monde sorcier.

Les Mangemorts étaient de retour. Et Amadeus était prêt à les servir, avec toute la dévotion fanatique qui était sienne. Il redevint leur elfe de maison humain, leur serviteur pathétique, modèle pour tous les cracmols de ce qu'ils étaient voués à devenir, s'ils souhaitaient éviter la mort. Un esclave dévoué. Un être dénué d'âme. Une créature soumise, derrière laquelle se dissimule un petit garçon terrifié, traumatisé, prisonnier de sa propre souffrance depuis des années et des années...