Tell me your story, the places you have been. I’ll tell you about me, the things that I’ve seen
« Sélénya x Elaine »
Il neige. Les flocons sont partout, s’éparpillent dans mes cheveux blonds où ils fondent rapidement en gouttelettes, me laissant une sensation d’humidité désagréable. Je réprime un frisson glacé en rentrant le menton dans mon écharpe grise. Il fait tellement froid que sortir devient un véritable défi, ces jours-ci. Je bougonne, marmonnant toute seule alors que certains passants me jettent des regards ahuris. Ou pas, après tout chacun doit se presser pour rentrer se mettre à l’abri.
Mes bottes noires s’enfoncent dans la neige, à mesure que je parcours les rues de Londres à vive allure. Moi aussi, j’ai hâte d’arriver à destination. Bientôt, Charing Cross Road se profile à l’horizon. La rue est agitée aujourd’hui, sans doute parce que nous sommes samedi, le premier jour du week-end, me dis-je avec un temps de retard. J’ai parfois l’impression de ne plus voir les jours passer. Ils défilent tous, en une succession de nouvelles, bonnes comme mauvaises, d’affaires à traiter et de missions à réaliser. Je n’y fais presque plus attention. Presque. En ce début du mois de février, je suis hélas trop consciente des jours. L’anniversaire de Loïck approche. La Saint-Valentin, aussi. Est-ce la raison pour laquelle j’aperçois tant de paquets et sacs estampillés de marques moldues ? Les chocolatiers et les fleuristes doivent être ravis. Moi aussi, à une époque, j’avais droit à mon bouquet de fleurs. Cliché, peut-être ; mais c’était notre rituel. Le nôtre. Loïck ne m’offrait pas des roses rouges, cassant – au moins un peu – la tradition. Non, chaque matin du quatorze février, c’était des violettes qui m’attendaient sur la table du salon. Les mêmes fleurs que je portais dans les cheveux le jour de notre mariage. En fermant les yeux, je peux encore sentir leur parfum…
Je crispe tout à coup la mâchoire, chasse brutalement la pensée. Trop tard, le coup au cœur est parti. Je me déteste encore une fois pour cette faiblesse, même si je sais combien elle guide chacune de mes actions depuis trois ans. Aujourd’hui ne fait pas exception à la règle. Toute à mes pérégrinations internes, j’ai atteint rapidement le Chaudron Baveur. Le pub sorcier est toujours là, fidèle au poste malgré sa devanture abimée par les années. Les fenêtres givrées ne laissent même pas voir l’intérieur. Après un instant d’hésitation, je pousse la porte, emportant une brève vague de froid avec moi. A l’intérieur il fait chaud, une chaleur plus que bienvenue. Quelques clients me jettent un regard réprobateur, sans doute agacés par le courant d’air. Je les ignore.
La femme derrière le comptoir m’adresse un signe de tête, que je lui rends un peu gauchement, avant de me diriger tout droit vers l’arrière-cour. Je me reconcentre, l’esprit tout droit fixé sur mon objectif. L’Auror prend le dessus, écartant l’épouse. Par réflexe, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule – un automatisme plus qu’autre chose – avant de tapoter les briques bien connues. Je devrais faire plus attention pourtant, le Blood Circle rôde toujours. Mais je ne le fais pas. Au fond, j’aimerais qu’un des leurs se pointe ici… Obtenir les réponses que je désespère de trouver un jour. Le mur ne tarde pas à s’ouvrir sous mes yeux, dévoilant l’artère sorcière la plus connue de Grande-Bretagne. Sans un regard en arrière, j’entre dans le monde sorcier, laissant Londres moldue derrière moi.
Aussitôt, je respire mieux. Je ne saurais me l’expliquer, mais je me sens ainsi chaque fois que je mets les pieds dans un lieu sorcier. En sécurité. J’ai la même sensation au QG de l’Ordre du Phénix, à Poudlard ou Pré au lard. Pour moi qui ai vécu plus de dix ans au cœur d’un quartier moldu, c’est étrange. Mais le Blood Circle a fait basculer beaucoup de mes certitudes. Ils ont ce pouvoir malsain sur les autres. Celui d’enlever les maris également. Sans m’en rendre compte, je suis restée plantée à l’entrée du Chemin de Traverse. Le mur de briques s’est depuis longtemps refermé derrière moi, et l’allée se dresse désormais, aussi remplie que Charing Cross Road tout à l’heure. De sorciers, cette fois. Un hibou finit par me sortir de ma torpeur momentanée, me manquant de justesse avant de s’envoler en poussant des hululements courroucés. Je secoue la tête, me mets en marche.
J’ai rendez-vous. Sélénya MacMillan a accepté de me rencontrer cet après-midi, et c’est précisément la raison pour laquelle je ne dois surtout pas être en retard. Un coup d’œil à l’horloge d’un magasin m’apprend qu’il me reste encore un peu de marge. J’ai eu la présence d’esprit de partir en avance, sans doute pour me préparer mentalement à ce qui m’attend.
Je dois dire que je ne connais pas bien la jeune femme, bien que l’ayant croisée au QG quelques fois. Je ne suis pas sûre que nous ayons déjà échangé plus de dix phrases. Espérons qu’aujourd’hui contredira cet adage… Sans Théo, ce rendez-vous n’aurait sans doute jamais eu lieu. Je m’exhorte au calme, essaie de rassembler mes pensées. Je me connais, mon irascibilité est sans bornes, tout comme mon impatience, et je peux sembler pressante, cassante, aux yeux de sans doute une bonne partie de la population. Il faut vraiment que je parvienne à me contenir, ne pas la brusquer, rester calme, mesurée. Ne pas poser trop de questions, même si elles me brûlent les lèvres. Un vrai challenge, quand on me connaît. Presque une provocation. Et pourtant.
Cela fait des mois que je tente d’avoir cette entrevue. Sélénya est en couple avec Théo, un collègue Auror que je connais depuis de nombreuses années. Il avait quitté nos rangs un temps, mais est revenu au Bureau l’an passé. Je dois dire que nous n’avons que peu échangé ces dernières années. De lui comme de beaucoup de monde, collègues, amis, je me suis éloignée, réduisant mon cercle social à mon père. Ce père qui n’en avait jamais été un jusqu’à il y a trois ans. Fallait-il donc que je perde un mari pour gagner un père ? L’ironie du sort m’arrache un rictus amer.
Perdue dans mes pensées, je ne réalise pas tout de suite que je suis arrivée. Nous avons convenu de nous retrouver au salon de thé de Rosa Lee, un lieu neutre sans doute moins fréquenté que les autres bars du Chemin de traverse. Haussant les épaules, j’entre en observant les lieux. Déserts, à l’exception d’un jeune couple qui m’adresse un regard gêné en relevant les yeux vers moi, à une extrémité de la salle. Et une vieille dame, occupée à son tricot magique, de l’autre côté. Personne au comptoir. Je ne tarde pas à repérer une petite table près de la vitre. Je m’y installe avant de changer d’avis, retire mon long manteau d’hiver noir, mon écharpe, mes gants. Il fait vraiment un froid de canard, je pense en apercevant mes doigts rouges, engourdis par le froid malgré la laine protectrice des gants. Je frotte mes mains pour me réchauffer.
Pour l’occasion, j’ai choisi une tenue sobre, que je me plais à penser neutre, comme le lieu. Un gros pull gris perle en cachemire, parfait pour la saison. Un jean noir, des bottes. Deux couleurs en tout et pour tout. Simple.
Je m’assois, observe les passants à travers la vitre, me disant que je ne vais pas tarder à apercevoir la frêle silhouette de Sélénya. A moins qu’elle n’ait changé d’avis ? Un bref instant la crainte me saisit. Je sais que je peux paraître dure, glaciale. Un peu effrayante, même. Sois sympa, Elaine. Calme. Sinon tu vas lui faire peur.
Je me mords l’intérieur des joues, en proie à ce conflit intérieur. Je me donnerais des gifles. Mais elle ne peut pas, elle ne doit pas savoir combien j’attendais ce moment avec impatience. A quel point son témoignage, ses mots m’intéressent. Sélénya a été enlevée par le Blood Circle, avant qu’ils ne s’appellent ainsi, en 2015. Je ne l’ai pas su tout de suite. A l’époque j’étais encore une épouse comblée et sans histoires – un temps largement révolu. Puis Loïck a disparu, Théo a quitté les Aurors, et je n’ai plus vraiment eu de nouvelles. J’ai fait des pieds et des mains pour récolter des informations sur le Blood Circle, auprès de tous ceux que j’ai rencontrés et qui ont croisé leur route. Mais je n’ai encore jamais vu de sorcier ayant fait les frais de ce groupuscule, et toujours là pour en parler. Raison pour laquelle l’histoire de Sélénya promet d’apporter un éclairage intéressant à ce que je perçois encore comme un gigantesque puzzle obscur. Dont Loïck occupe le centre.
Je soupire, pianote sur la table du bout des doigts. Je revaudrai ça à Théo. Alors que j’attends, une serveuse finit par surgir devant moi, me demandant ce que je souhaite boire. Je commande un thé, l’esprit ailleurs. Je ne sais pas comment amener le sujet avec Sélénya. Je n’ose imaginer ce qu’elle a enduré pendant ces deux ans auprès de nos ennemis. Théo a été avare en détails, préférant sans doute la laisser raconter elle-même son histoire. Tout reste à découvrir…
Il est l’heure, maintenant. Je lève les yeux, juste à temps pour voir la porte du salon de thé s’ouvrir, laisser entrer une jeune femme à la chevelure châtain. C’est elle.
Je me lève aussitôt pour l’accueillir, lui adresse un sourire que j’espère avenant.
« Salut » dis-je simplement, lorsqu’elle arrive à ma hauteur.
Alors qu’elle s’installe, je me rassois à mon tour. Un ange passe.
« Merci d’être venue. Tu veux boire quelque chose ? » Je ne me départis pas de mon sourire, même si j’ai l’impression qu’il sonne faux, alors qu’il est pourtant sincère. Cela fait de trop nombreuses années que je ne laisse que la colère et la tristesse m’habiter. Je ne devrais pas. Mais je suis incapable de faire autrement. C’est trop tôt. Trois années se sont écoulées, j’en suis bien consciente, et c’est d’ailleurs une nouvelle douleur à chaque fois que de réaliser que le temps passe, victorieux, bien indifférent à ce que j’ai perdu. Mon « deuil ». Alors je verrouille, dans ce réflexe qui est le mien depuis toujours, exacerbé depuis l’attentat. Et j’ignore.
Mon propre thé est encore fumant, et je pousse vers Sélénya la carte des boissons que la serveuse a déposée tout à l’heure.
« J’ai pris un Earl Grey mais il y a jasmin, verveine… Du café, du chocolat, bref l’embarras du choix ! »
Je m’interromps tout à coup, réalisant que je babille à toute vitesse. Que sait-elle de moi, d’ailleurs ? Je me demande ce que Théo a bien pu lui raconter. Sans doute un minimum pour qu’elle accepte de venir jusqu’ici. Connaît-elle l’existence de Loïck ? Mon cœur s’arrête de battre un instant, une seconde à peine. Je me reprends. Détourne le regard immédiatement, puis plonge mes yeux dans les siens, plus calme. Mais avide de savoir, malgré tout.
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