Ton enfance est jusque-là ce qu’on peut appeler un bonheur tranquille. Pas de vagues, ni de remous. Paisible, comme une rivière que l’on descend en petite embarcation. Né au sein d’une famille aimante d’origine slave, dans la proche banlieue de Londres, tu grandis entre une mère professeur de piano, et un père dans la finance. Tu n’as pas d’autre famille à ta connaissance, où tes parents n’en n’ont jamais parlé. Il y a bien quelques clichés que tu as trouvé ici et là dans votre maison, rangés au fond de boites ou de placards. Des visages passés. Des scènes d’un autre temps. Mais cela ne t’embête pas. Ta mère a toujours insisté pour que chacun cultive une part de secret. Tu as toi-même les tiens. Elève lambda, tu ne distingues pas particulièrement par tes notes, mais plutôt par ton crochet du droit, ce qui te vaut régulièrement des punitions. On te décrit déjà comme un enfant difficile, très loin du fantasme d’enfant modèle qu’entretiennent encore tes parents. Douce illusion.

Mais l’innocence n’est pas faite pour durer. Elle s’effeuille, comme un arbre, au gré des saisons pour finir inexorablement marquée par la souillure. Pour toi, elle a pris la forme de longues tracées noires dans un ciel d’été. Les rires des londoniens en vacances se sont évanouis en une fraction de secondes, alors que des ombres traversaient la nuée du pont de Brockdale. Tu te rappelles encore de l’effroi sur le visage des passants et automobilistes, alors que tu demandes naïvement à ton géniteur d’où proviennent ces feux d’artifices géants qui déchirent le ciel. Un son métallique retentit avant que le pont ne se mette à tanguer, comme un navire pris dans un océan déchainé. Tu entends les suspensions rompre une à une, pendant que la foule paniquée se met à courir et les voitures à accélérer pour retrouver la berge. Les taules se broient sous l’effet des chocs. Certains finissent par abandonner leurs véhicules. Ton géniteur t’aboie dessus sans que tu n’en distingues un traitre mots, couverts par le brouhaha ambiant. Mimant la foule, tu prends tes jambes à ton cou. De petite taille, tu te faufiles entre les gens. Esquives. Continus. Sans regard en arrière, comme un marathonien prêt à battre son record. L’angoisse gonfle tes veines, et ton palpitant semble sur le point d’exploser. Tu n’as jamais ressenti cela auparavant. La structure métallique finit par s’effondrer, dans une vague de flots et de poussière sous les hurlements des passants.

La sueur perle à tes tempes, alors que la température n’a rien d’estivale. La vague de poussière semble tout recouvrir à présent, chaque parcelle de bitume sur les berges … Bizarrement, ce n’est pas le silence qui assaille tes tympans. Un bruit sourd, strident et continu a remplacé celui des klaxons et des cris. Ton enveloppe charnelle tremble comme prise au milieu d’une tempête de glace. Tu oses quelques pas chancelants, en t’apercevant que tes parents ne sont pas là. Ils étaient pourtant derrière toi, tu l’aurais juré. Tes prunelles scrutent la berge, à leur recherche. Mais la vérité s’abat sur toi, tombant sur tes frêles épaules comme une chape de plomb, quand tu comprends qu’ils ont dû rester prisonniers de la construction métallique détruite. Ta tête finit par heurter le sol, alors tes songes sont peu à peu assimiler aux limbes.


Les éclats de voix résonnent jusque dans ta chambre. Elles te concernent mais tu as du mal à te concentrer dessus, les entends comme un écho lointain. On parle de ton mutisme depuis l’accident. De tes crises de violence répétées, symptômes directs de ton choc émotionnel. De ton absence de progrès. Le personnel soignant n’est pas très enclin à te laisser sortir, en tout cas, pas sans suivi. Tu souris, amère. L’accident a déclenché quelque chose en toi. Il a entrouvert une porte, derrière laquelle se cache une infinie noirceur. Une colère incontrôlable qui s’épanche en toi comme un poison mortel. Mais tu ne peux pas te livrer. Les mots restent ancrés au fond de ta gorge, finissent par te ronger comme un arsenic mortel. L’accident a été relayé pendant plusieurs semaines aux informations. Personne n’a d’explications scientifiques à fournir. Les ingénieurs, les architectes, les experts, le Premier Ministre, tous se sont succédés pour donner leur avis, faire part de leur incompréhension. Le pont était en bon état. Les témoignages sur les ombres noires n’ont pas été pris au sérieux. Les policiers sont finalement venus t’expliquer que tes géniteurs et toi vous trouviez au mauvais endroit au mauvais moment. Tu n’arrives pas à l’accepter. Tout ton monde s’est écroulé en même temps que ce pont. On t’a laissé sortir quelques heures pour la cérémonie des funérailles. Pour tes parents, un cercueil sans corps. Tu es resté de marbre et cela a renforcé l’avis des médecins sur ton cas.

Tu finis par sortir de ta chambre, curieux de ce qui se joue dans le couloir. L’homme qui te fait face est un inconnu. Tu te rappelles l’avoir déjà aperçu sur d’anciens clichés, rangés au fond du tiroir du bureau de ton géniteur. Mais tu ne l’as jamais rencontré. D’ailleurs, tu ne te rappelles pas que tes parents aient déjà mentionné son nom en ta présence. Surement la part de secret que ta mère affectionnait tant. L’homme a une certaine prestance. Costume trois pièces, mâchoire carrée et tempes grisonnantes. Son regard de fauve te scrute avec une telle profondeur que tu peux presque en sentir la brûlure. L’infirmière aussi, et elle a reculé d’un pas. Sans doute par précaution. Il dégage une odeur de Cologne qui chatouille tes narines. Il t’apprend qu’il est ton oncle et que désormais, tu iras vivre chez lui. Plus tard, en sortant de l’établissement en compagnie de l’homme qui deviendra ton mentor, tu comprends que tu viens de quitter ton dernier refuge. Tu n’es plus un enfant. Tu ne le seras plus jamais.


Ton oncle est un homme d’influence, tu l’as vite compris. Il donne le change, l’apparence d’une vie réussie sous toute ses coutures. Grosse fortune. Somptueuse demeure. Un homme qui fascine, entouré de ses collaborateurs apeurés. Mais personne ne sait réellement quel est son véritable pouvoir. Toi, tu le découvres au gré des mois qui défilent.  

La demeure est pleine de pièces dans lesquelles tu ne peux pas pénétrer. Pas avant de connaître la vérité sur ta famille. Sur les raisons qui ont poussé ton géniteur à quitter les siens, des décennies auparavant. Le voile se lève alors sur un monde hostile, qui te parait toujours plus vaste, loin de fournir des réponses à tes nombreuses incompréhensions. Lointaine héritière des ordres militaires des croisades, ta famille ne compte plus de prêtres soldats depuis de nombreuses générations. Pourtant, elle lutte dans l’ombre contre un mal qui perdure depuis la nuit des temps. Bien avant le procès des sorcières de Salem. Bien avant l’Inquisition. Ta famille s’est dressée comme un roc, gardienne de l’Eglise Catholique, avant de s’allier, au début du siècle dernier, à un mouvement politique, le Blood Circle, dont ton oncle fait partie intégrante. Tu apprends tout du monde sorcier, car pour vaincre le mal qui ronge, encore faut-il savoir en déceler les symptômes.

Conformément à ton héritage, et à la pratique du Mouvement, ton oncle fait de toi un parfait soldat. Il modèle ta colère, tel un sculpteur habile. Entretient ta haine à l’égard du genre sorcier, et particulièrement des Mangemorts, responsables de l’effondrement du pont de Brockdale dans lequel tu as perdu tes parents. Il t’apprend à maîtriser toutes les armes. Toutes les chasses. D’abord en spectateur, jusqu’au jour où tu gagnes le droit d’ôter la vie, après avoir reçu la Marque. Gravée dans ta peau, le cercle rouge scelle ton appartenance à un ordre plus grand, pour lequel tu es prêt à donner ta vie. Elle symbolise également le point culminant d’un incendie qui te ravage depuis que ton monde s’est effondré. Désormais, la cible n’est plus du gibier, mais un animal diabolique. On t’envoie un peu partout, sur ordre du Patron, chasser les Abominations. Tu t’avères d’une efficacité redoutable, si bien que tu deviens un véritable globe-trotteur du massacre organisé. Un mercenaire du carnage. C’est la loi du marché que tu tiens entre tes mains, celle de l’offre et de la demande. Et Dieu sait que le monde sorcier est vaste.

Soutenu par ton oncle, tu te fais rapidement un nom au sein du mouvement. La frénésie qui t’habite lors d’une exécution, qui te fait l’effet d’une drogue, a forgé ta réputation de Limier. Pourtant, aucun de ces meurtres ne t’apporte la paix auquel tu aspires secrètement. Le temps passant, tu t’aperçois qu’éradiquer ces aberrations de la nature ne suffit pas à apaiser ta vengeance. Chaque âme que tu as prises creuse un peu plus le vide en toi, comme les parois lisses d’un gouffre auquel tu n’as rien à te raccrocher. Elles s’amoncellent, formant un boulet chevillé à ton corps, avant de venir hanter tes nuits. Tu sais au fond de toi qu’il n’y aucune noblesse dans ce que tu fais. Écartelé entre ton devoir prophétique et les bribes d’une conscience que tu fais taire depuis trop longtemps.

Ces doutes qui t’assaillent perturbent ta vision. Tu crois pourtant toujours en l’idéologie du Mouvement, mais, une faille s’est creusée quel part. Elle s’est insinuée comme un grain de sable au milieu du système. Ton oncle le voit, te sent prendre peu à peu tes distances. Tu en as besoin pour ne pas sombrer. Pour ne pas devenir complètement fou. Il s’inquiète, revient à la charge, finit par t’oppresser. Mais tu campes sur tes positions. Tu as besoin de prendre l’air, de te recentrer. Tu prends conscience que ta vie ne se résume qu’à une longue suite de bains de sang. Tu n’as pas vraiment d’amis. L’amour, n’en parlons pas. Ta vie est un tombeau, à l’effigie de la demeure que tu habites. Parfois, il t’arrive même de penser que tu es mort en même temps que tes géniteurs sur ce foutu pont. Cette spirale infernale te fait devenir négligent, te dévie de ton chemin de sang. Tu finis par rencontrer les mauvaises personnes. Enfin, mauvaises, tout est relatif à ton niveau. Tu t’embarques dans quelques larcins ; d’abord pour aider, ensuite, parce que cela fait enrager ton oncle. Tu écumes les bars, noies le cri de tes victimes dans l’alcool. Tu finis même par la case prison, à cause de rixes dans lesquelles tu déchaînes ta violence sans censure. Jamais longtemps, car ton oncle t’envoie toujours ses larbins pour te défendre. Vos relations s’enveniment. Il ne te comprend plus, pense que tu as abandonné ta quête de vengeance, oublié ce que tu as perdu. Mais il pense te faire plaisir en continuant de t’amener aux événements du Mouvement.

Tu détonnes dans ce monde de costumes et de champagne. Tu n’as rien à faire dans ce milieu de politiciens, de décideurs. Tu n’es qu’un soldat, et on se débrouille toujours pour te le rappeler. On te voit comme un potentiel gâché. Le monstre qui a perdu de sa superbe. Peut-être essayent-il de provoquer quelque chose en toi ? De raviver une étincelle ? Cette idée décuple ta Colère. Elle s’alanguit sous tes veines, crispe les jointures de ta mâchoire jusqu’à briser l’email de tes dents. Conscient qu’il ne s’agit que de ton orgueil, tu essayes tant bien que mal de ne plus céder à tes pulsions. Malgré la distance que tu as prise, Elles sont toujours là, tapies dans l’ombre, prêtes à resurgir au moindre prétexte. Malgré tes piètres efforts pour les dissimuler, on connait tes failles. C’est certainement pour cela qu’on se presse de te présenter le nouvel arsenal de mort destiné à éradiquer les Abominations. Tu aurais dû te douter que ton oncle avait des arrières pensées. Ces nouveaux joujoux, ces menottes, ces colliers, sont à tes yeux le parfait attirail du sadomasochiste, et le chant des sirènes agit immédiatement sur tes démons intérieurs. Tu en es presque à saliver comme un vulgaire cabot devant son os. Cela te dégoûte, et pourtant, la tentation est grande, comme si, finalement, tout te ramène toujours à ton destin funeste. Face à ces nouvelles armes, tu sens tes mains trembler, à la manière d’un camé prêt à prendre sa dose après une longue abstinence. Tu ne sais pas si les frissons qui remontent le long de ta carcasse te donnent du plaisir ou sont les prémices d’une nouvelle série de souffrances. Le Créateur semble avoir trouvé la plus drôle des façons de te punir. Tu hésites, prends le temps de savourer ce moment, alors qu’un choix s’impose à toi.

C’est le plus dangereux des jeux, que celui de prendre en main son Destin.