21 août 2008

Une légère brise caressait sa nuque tandis qu'il observait le miroitement paisible du soleil sur la surface de l'eau. Il venait tout juste d'atteindre sa quinzième année. Située au nord de l'Irlande, Enniskillen était la terre de son enfance. Une grande ville insulaire dont il tenait son nom. Il aimait cette ville, ses paysages variés, ses vallées colorées comme ses collines irrégulières. Il s'y sentait chez lui. Happé par les jeux de miroirs sur l'Erne, le silence tranquille qui partout rayonnait et l'agréable familiarité du paysage qui ne cessait de s'étendre sous son regard, un appel amical le tira de sa rêverie. « Ennis ! », bêla avec difficulté une jolie voix fluette. Ennis se retourna pour recevoir le spectacle qui s'offrait à lui. Les cheveux ébouriffés, les genoux marqués par le vert de l'herbe fraîchement coupée et le pas chancelant bien qu'empressé, son jeune frère dévalait une crête verdoyante. « Deirdre n'est pas avec toi ? », questionna Ennis tandis qu'il arrangeait la tignasse de son cadet. « Elle m'a encore laissée à mi-chemin. » Malgré le sourire habituel qui illuminait le visage du jeune garçon, Ennis parvint à ressentir les sentiments diffus d'incompréhension et de tristesse qui parcouraient son frère. Depuis toujours, Ennis ressentait sans difficulté, instinctivement, ce qui se jouait en sourdine chez les autres, la constellation d'émotions qui les traversait. Ainsi, la peine de Collin quand sa grande soeur exprimait un énième rejet sous la forme d'une mauvaise farce. Mais encore, la peur étouffée en même temps que l'immense fierté de ses parents quand Collin, premier enfant d'une longue lignée de moldus, avait manifesté ses premières aptitudes à la magie. Tout comme les vagues de rancœur et de sourde fureur qui grandissaient depuis quelques années dans le coeur de Deirdre face à une jalousie tue et niée à l'égard de son plus jeune frère. Constatant le regard de son grand frère, Collin devina sa propre transparence. Ennis resta silencieux un court instant avant de l'enlacer de son bras droit. « Tu sais comment elle est, toujours à faire des canulars. Ça lui passera. », dit-il en adaptant du mieux qu'il put sa voix pour masquer le doute qui l'assaillait. Une vague de tendresse et de culpabilité le submergea d'un seul et même coup. Il le serra davantage contre lui et l'embrassa sur le front après avoir passé une main rapide dans sa crinière afin de lui rendre son état sauvage. Il n'aimait pas mentir à son frère, édulcorer une vérité qu'il n'arrivait plus lui-même à se cacher. Mais comment dire à un enfant de neuf ans que son ainée lui vouait probablement une haine secrète ? Sans raison logique apparente et malgré ses dons pour la magie, le jeune Collin avait toujours été le plus chétif de la fratrie. Son corps malingre, sa maladresse légendaire et sa grande sensibilité avait constamment poussé Ennis à le protéger. Quand il avait appris, en même temps que le reste de sa famille, ce don incroyable, d'une puissance et d'une beauté qu'il n'aurait pas imaginé, Ennis n'aurait pas pu être plus heureux pour son Benjamin. Tout jeune, dès ses premiers balbutiements, Collin avait noué un lien solide avec Ennis, un lien devenu au fil du temps indéfectible. Il aimait sa douceur, sa générosité naturelle et le temps que ce dernier lui consacrait sans limite et avec un plaisir évident. Quand ils avaient grandi, Ennis était devenu une figure de confiance, lui prêtant une oreille attentive et lui prodiguant certains conseils, cherchant constamment à lui faire prendre conscience de ses qualités. Il prenait plaisir à partager avec lui ses longues pérégrinations comme ses rêveries diurnes. Ennis avait également cherché à l'initié très tôt à la lecture, plus précisément à la poésie. Au cours de matinées dominicales ou à l'heure du coucher, il lui lisait à voix haute certains fragments poétiques, l'invitant à se laisser porter par les images convoquées, les envolées lyriques, la beauté minimaliste ou encore l'absurdité libératrice de certains poèmes, sans s'ankyloser immédiatement de l'impératif du sens, ou du moins d'un seul et unique sens. Bref de se laisser bercer par la musicalité des vers et d'user de son imagination. Et Collin aimait ces moments privilégiés avec son frère. Au-delà de la relation apaisée qu'ils avaient développée, il faut dire que les deux jeunes garçons avaient eu de la chance. Leurs parents, tous deux de nature calme et doués d'un esprit critique, leur avaient offert un foyer chaleureux tout en leur inculquant des valeurs d'égalité et d'équité. De manière générale, jusqu'à ses seize ans, l'enfance et l'adolescence d'Ennis s'étaient déroulées paisiblement, presque sans accroc. Une fois passé la première peur instinctive pour une vie qu'ils ne connaissaient pas, les aptitudes à la magie de Collin, apparues dès l'âge de six ans, avaient été reçues avec joie et curiosité de la part de ses parents. Cette fratrie de trois enfants n'avait manqué de rien, et cela avait sans conteste participé à forger la relative confiance qu'Ennis avait en soi et en les autres. Mais ce paradis ordinaire n'avait pas mis beaucoup de temps à s'étioler jusqu'à ne devenir qu'un lointain souvenir, le vestige d'une autre vie.  

08 décembre 2010

Quand il ouvrit les yeux, la nuit était tombée. Des meubles et des différents objets qui l'entouraient, il n'en devinait que la silhouette informe, rendant presque sensible l'obscurité. Son index se tenait encore dans l'entrebâillement du livre, à la page où il s'était arrêté. Il posa le recueil sur le rebord de la table de chevet et tira l'interrupteur de la lampe. L'éclairage l'éblouit un instant. Il se redressa et massa délicatement ses tempes. De l'étage inférieur, il pouvait entendre le chuchotis de la télévision gravir l'escalier. Il se leva, attrapa un pull qui pendait au dossier d'une chaise, et se dirigera vers le palier. Il passa devant les chambres adjacentes de Collin et de Deirdre, toutes deux plongées dans la pénombre de cette fin de journée. Il emprunta les escaliers. Accotés l'un à l'autre dans le moelleux du canapé, ses deux parents discutaient devant un vieux film de Fritz Lang. Ennis balaya la pièce du regard. Les aiguilles de l'horloge affichaient 21h18. « Où sont Collin et Deirdre ? », questionna Ennis. Son père lui jeta un regard par-dessus son épaule. « Ils ne sont pas à l'étage ? », demanda-t-il d'un air vaguement étonné. « Leurs chambres sont vides. » Sa mère se retourna à son tour. Elle eut le même réflexe qu'Ennis, examinant d'un rapide coup d'oeil le cadran de sa montre. « Ils ne sont pas avec toi ?, insista-t-elle. « Non, je suis monté lire dans ma chambre après le repas, et je me suis endormi. » A ces mots, un léger cliquetis retentit. La poignée de la porte d'entrée pivota et une silhouette se découpa sur le seuil. Deirdre se tenait immobile, fixant Ennis du regard. « Mais enfin Deirdre, où étiez-vous ? », questionna immédiatement sa mère avec irritation. L'ensemble du corps figé, la jeune femme déplaça imperceptiblement son regard sur celui de sa mère. « Pourquoi êtes-vous sortis sans nous prévenir ? » ajouta son père. « Tu as vu l'heure ? » Un rayon de la télévision réfléchit sur son visage. Tandis que ses parents continuaient de la sermonner, Ennis observa une mince griffure qui parcourait son front. « Qu'est-ce que tu as au visage ? », questionna-t-il. « Tu es tombée ? Mais quelle idée aussi de sortir à cette heure », interrogea à son tour sa mère, légèrement adoucie. « Où est Collin ? » renchérit Ennis. Sa soeur posa à nouveau un bref instant ses yeux sur son frère. L'impassibilité de ses traits glaça le sang du garçon. Mais quand elle regarda derechef ses parents, son visage esquissa une mine épouvantable et sa respiration prit un rythme haletant. « J'ai essayé de l'en empêcher. Il ne m'a pas écouté. Je suis désolée, j'aurais dû le retenir. Il n'arrêtait pas de dire qu'il pouvait aller plus loin que moi. » Ce n'est qu'à cet instant qu'Ennis remarqua la flaque qui s'était formée autour de Deirdre. Ses cheveux étaient encore humides et ses vêtements détrempés.


Ennis n'avait jamais cru au récit tenu par sa soeur. Un jeu qui tourne au drame. C'était insensé, Collin n'avait jamais aimé nager. Par ailleurs, de la tristesse et de la peur que Deirdre avait exprimées au cours de cette nuit fatidique, Ennis n'en avait pas ressenti la moindre trace. A maintes reprises, il avait tenté de convaincre ses parents, puis la police, de la culpabilité de Deirdre dans la disparition de son frère. Personne ne l'avait cru. Bien au contraire, ses allégations avaient considérablement détérioré sa relation avec ses parents. Les sous-entendus d'Ennis ne faisaient que les blesser davantage. Une telle idée leur était tout simplement impensable. Très vite, l'ensemble de son entourage le regarda différemment. À accuser sa propre soeur du meurtre de leur frère, Ennis était très vite devenu celui dont personne ne voulait s'approcher.

12 juillet 2015

Dès l'obtention d'un poste de professeur dans un petit collège situé au coeur de la capitale, Ennis avait fui l'Irlande. S'il avait prétexté le besoin de préparer ses cours et de s'acclimater à sa nouvelle ville, ce départ précipité avait pour principale cause le désir impérieux de se distancier de Deirdre. C'était pourtant vrai, il ne connaissait personne. Mais, il faut être honnête, Ennis n'était pas enclin à faire la moindre rencontre. Ces dernières années, face à l'incompréhension de tous, il s'était accoutumé à une solitude qu'il ne remarquait presque plus. Cependant, en cette journée particulièrement ensoleillée, la tiédeur de l'été l'avait poussé hors des quatre murs de son appartement. Alors qu'il examinait les alentours de son quartier, un affichage attira son attention : Dimanche 12 juillet, 15h00, British Museum, Lectures autour de la poésie contemporaine. Ouvert à tous. Ennis examina sa montre ; il pouvait encore y arriver à temps. Après avoir vérifié l'itinéraire, il monta dans un bus et se dirigera vers le British Museum. Quand il pénétra le hall du musée, un silence presque religieux régnait dans les lieux. Face aux auditeurs attentifs, pour la plupart la cinquantaine passée, se tenait une jeune femme. Elle portait une longue robe violette tachetée de touches bleuâtres qui contrastait avec la blancheur immaculée des murs. Après avoir jeté un dernier regard à l'assemblée, elle examina le mince livre qu'elle tenait entre les mains et commença à lire. Ennis fût immédiatement interpellé par la grande maîtrise de son élocution et le timbre particulier de sa voix : une voix claire, bien que pleine de vitalité, harmonieuse, mais légèrement chantante. Il se dirigera vers une place au dernier rang. Bercé par cette voix dont il reconnaissait les tonalités irlandaises, il ne vit pas à temps la chaise d'un de ses voisins sur laquelle il buta. Dans le silence quasi total qu'imposaient la stature et l'assurance de la jeune performeuse, le crissement métallique de la chaise contre le sol résonna bruyamment. Le public se retourna vers lui et la jeune femme s'interrompit pour examiner ce qui était venu troubler sa concentration. Elle posa un bref instant son regard sur Ennis avant de reprendre le fil de sa lecture avec la même intensité et parfaite éloquence. D'autres performances suivirent celle de la jeune femme. À l'annonce du discours de remerciement donné par un petit homme au visage boursoufflé, endimanché d'un veston trop étroit pour sa carrure, Ennis chercha à s’esquiver discrètement. Alors qu’il était parvenu à quitter sans trop de peine sa rangée, il sentit la pression d’une main se poser sur son épaule. « On ne vous a jamais dit que c’était impoli d’interrompre une lecture ? », lança la jeune femme à la robe violette avec un sérieux feinté, l’esquisse d’un sourire se laissant deviner aux commissures de ses lèvres. « Je n’ai pas eu la sensation d’avoir réussi à vous perturber le moins du monde », rétorqua Ennis dans la même fausse affectation. D’ailleurs, sincèrement, j’ai beaucoup aimé ta lecture, ajouta-t-il. « Ah, et c’est en fuyant de la sorte que tu comptais me féliciter ? » , questionna son interlocutrice avec un sourire cette fois franchement assumé. « Ce n’est pas ainsi que l’on procède par ici ? » , s'amusa le jeune homme en lui rendant son sourire. « Un petit nouveau, je me disais bien aussi, ton visage ne m'était pas familier. Je m'appelle Ana, et toi ? »


Après ce jour, Ennis et Ana s'étaient rapidement liés d'amitié. Ils avaient commencé à se voir régulièrement, échangeant autour de leur passion commune pour la poésie, avant de réduire de plus en plus les moments qui séparaient leurs rencontres. Il s'agissait encore de l'époque où le monde sorcier comme le monde moldu était empreint d'une certaine légèreté, où les sorciers évoluaient avec insouciance parmi les moldus. Un soir, alors qu'ils sortaient légèrement éméchés d'un pub, Ana avait embrassé Ennis et Ennis lui avait rendu son baiser. Cette soirée avait marqué un tournant dans leur relation, tous deux révélant à l'autre une attirance et des sentiments qu'ils n'avaient pas osé s'avouer. Après cela, il n'avait pas fallu beaucoup de temps pour qu'Ana révèle à Ennis sa nature de sorcière. Malgré l'apparente nervosité de la jeune femme, ne sachant pas comment Ennis allait réagir, ce dernier s'en était trouvé presque soulagé. Il avait enfin pu lui faire le récit de son enfance dans les moindres détails : Collin, ses aptitudes à la magie, sa disparition, Deirdre, et ses soupçons. Ces révélations n'avaient fait que renforcer le lien qui les unissait. En 2017, Ennis avait également appris par le truchement d'Ana le retour des Forces du Mal, et du même coup, l'existence de l'Ordre du Phénix. Le 02 février 2019 fût le dernier jour où il vit Ana, juste avant que le Blood Circle lance son attaque. Aujourd'hui, il n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait, ni même si elle était encore en vie.

Octobre 2021

43 Roman Road, Bethnal Green. Londres. Assis au rebord d'une fenêtre, il tirait sur une cigarette. Face à lui, le vis-à-vis d'une imposante demeure en belles pierres rouges et aux fenêtres en saillie. En comparaison, son immeuble devait avoir une bien sinistre allure. Une façade en plâtre, sans ornements ni couleurs. Il attrapa une tasse et la porta à ses lèvres. La sapidité du café vint réveiller la voûte de son palais. Le soleil s'était levé. S'il ne voulait pas être en retard au lycée, il ne fallait pas qu'il tarde. Il prit une dernière bouffée avant d'écraser le restant de sa cigarette d'une main délicate. Machinalement, il enfila un sac en bandoulière et attrapa son vélo avant de s'engouffrer dans la rue. Sur le trajet, sous la lumière timide du matin, il se passa en revue les différents points de la journée à venir. Après ses cours de la matinée, il resterait deux heures dans la salle des professeurs pour corriger des copies en retard déjà d'une semaine. Il en profiterait pour manger rapidement les restes de la veille. Merde, il n'avait pas pensé à sortir le plat du réfrigérateur. Tant pis, il attraperait un sandwich dans la boulangerie qui faisait l'angle de la rue du lycée, le pain y était presque rassis et les sauces toujours trop grasses, mais ça ferait l'affaire, se dit-il en pédalant de plus belle quand le feu repassa au vert. Il se rendrait ensuite au rendez-vous qu'un des membres de l'Ordre du Phénix lui avait donné il y a quelques jours. Seul dans son appartement, il préparait un cours sur l'État à l'époque moderne quand un message au crayon à papier était apparu devant lui, entre les lignes de sa propre écriture : Mardi, 15h00, lieu n°6. Cela faisait un moment qu'il n'était pas entré en contact avec l'Ordre. Depuis septembre, ils avaient tous redoublé de vigilance, les disparitions qui ne cessaient d'augmenter ne laissant présager rien de bon. L'Ordre voudrait certainement connaître les dernières informations qu'Ennis avait réussi à tirer du Blood Circle. Mais, la pêche avait été plus que mauvaise. Depuis l'attaque du Poudlard Express, la tension était palpable. Par ailleurs, il avait compris qu'il n'avait pas encore l'entière confiance du Blood Circle. Il faut dire qu'il n'avait pas intégré l'organisation depuis longtemps. En août 2020, Ennis avait profité de l'affaiblissement relatif de ses membres après une mission de vol de plantes magiques un soir de pleine lune pour renouer contact avec sa soeur, devenue une sociétaire active de l'organisation. Progressivement, il avait réussi à intégrer le Blood Circle, mais son influence restait minime. Malgré son incroyable jeu d'acteur, parvenant à faire croire à sa soeur en son changement radical de position à l'égard des sorciers, Ennis sentait encore de la méfiance de sa part. Soit ça, soit il commençait à devenir paranoïaque. Le danger qu'il encourait n'avait jamais été aussi grand. Il connaissait Deirdre et ce dont elle était capable. Malgré cela, son engagement restait inébranlable. Trois ans après la disparition d'Ana, Ennis était encore habité par le désir impérieux d'obtenir des informations sur elle, et surtout, par l'espoir intarissable bien que sans doute illusoire de la retrouver. Cet espoir avait beau s'affaiblir de jour en jour, le jeune homme ne pouvait se résoudre à abandonner. Il est vrai qu'après le sauvetage d'octobre 2019, orchestré par les Mangemorts et l'Ordre, auquel il portait déjà allégeance, ne trouvant pas Ana dans l'ancienne université de Poudlard, devenue une des prisons du Blood Circle, Ennis avait baissé les bras pendant plusieurs mois. Mais face à l'oppression grandissante du Blood Circle, y compris à l'égard des enfants sorciers, son engagement s'était consolidé, et avec lui, l'espoir de retrouver Ana.