Ϟ Une brise s'engouffra par la fenêtre entrouverte de la chambre de Solveig. Le mois de mai se réchauffait peu à peu et autorisait ce luxe car, malgré les années, la Suédoise trouvait toujours les températures trop chaudes à Londres. Allongée sur son lit, le nez enfouit dans l'oreiller, la sorcière dormait du sommeil du juste. Un sommeil avec lequel elle s'était longtemps brouillée avant qu'ils ne finissent l'un et l'autre par se pardonner. Aujourd’hui, elle se permettait même de rêver mais chacun de ses rêves la ramenait à une époque qui lui semblait perdue à tout jamais.


Ϟ Cette nuit-là, elle se retrouva assise au sol, à même la pierre froide humidifiée par la neige qui se mettait peu à peu à fondre à son contact. Son bonnet enfoncé sur sa tête d’où dépassait une longue chevelure d’un blond glacé, Solveig griffonnait quelque chose à la plume dans son carnet de potions. C’était son petit rituel. Après chaque journée de cours, elle se trouvait un endroit tranquille en tête à tête avec elle-même pour noter ses impressions et interrogations sur les cours qu’elle avait suivis. Cela lui permettait de voir sa progression au fil des semaines et de renforcer son apprentissage là où ses compétences étaient les moins fortes. Extrêmement studieuse et peu encline à l’amusement, plus personne ne s’étonnait de la voir seule au loin, le nez rougi par le froid plongé dans ses bouquins. La seule à pouvoir la sortir de cette solitude était Astrid mais même elle comprenait le besoin qu’avait sa jumelle de prendre ces quelques minutes rien que pour elle. Du haut de ses quatorze ans à peine entamés, Solveig ressemblait à toutes ces princesses du Nord. Le nez mutin, les yeux clairs et la peau blanche, elle semblait déjà inaccessible aux autres. Cela faisait maintenant plusieurs mois que les garçons de Durmstrang avaient arrêté de lui demander de sortir avec eux (même ceux du clan Blizzard, supposés être les plus téméraires que rien ne pouvait arrêter). Solveig ne s’intéressait pas aux garçons mais à la réussite, bien plus essentielle à ses yeux. Après tout, elle avait un ennemi à dépasser. Une fierté à conquérir. Elle n’avait pas de temps à perdre en bagatelles. C’est pourquoi, aux crissements de pas qui se firent entendre près d’elle, elle ne prit même pas le temps de relever la tête avant de parler.

« Non, je ne veux pas sortir avec toi. Merci de l’attention, au revoir. » Elle pensait avoir affaire à Nikolaj, réputé indécrottable. La sorcière aurait dû se sentir flattée mais elle ne parvenait pas à faire semblant. Ses pensées allaient toutes dans la même direction.
« J’en ai le cœur brisé ! » Ne reconnaissant pas la voix qui venait de s’élever dans les airs, Solveig releva la tête vers le garçon qui se tenait au-dessus d’elle. Garçon ? Non, il s’agissait plutôt d’un jeune homme. Il devait probablement avoir déjà dix-huit ans. Bien loin d’avoir peur, elle soutint son regard sans pour autant l’inviter à rester. Elle fut néanmoins rassurée que le froid ait déjà rosi ses joues depuis longtemps pour ne pas faire connaître à son interlocuteur le trouble qui la saisissait en le voyant. Une aura l’entourait, bien différente de celle de ses camarades et elle n’aurait su dire ce que c’était. Si bien que lorsqu’il s’installa près d’elle, elle ne broncha pas.

« Pourquoi tant d’animosité ?
- Ça ne te regarde pas. » Mais ses mots ne suffirent pas à le faire partir. Alors Solveig poussa un soupir, autant agacée par lui que par elle-même. Depuis quand se laissait-elle impressionner ?
«  Je n’ai pas de temps à perdre avec des bêtises. Je dois étudier.
- Pourquoi est-ce si important pour toi ?
- Parce que ça l’est ! C’est mon avenir. En plus, si je peux faire fermer son clapet à cette abrutie de Kaia… » Elle se pinça les lèvres en réalisant ses propos et espéra qu’il ne les relève pas. Il ne s’en priva pas. Après plusieurs minutes à lui asséner de lui parler de cette Kaia, Solveig céda. Le regard amusé de cet homme-là la poussait étrangement à la confidence. Il avait un sourire incroyable.
« C’est ma sœur aînée. Elle pense que parce qu’elle est la première de la fratrie, elle vaut mieux que nous. Mais je vais lui prouver qu’il n’en est rien. Qu’avec Astrid, on vaut plus qu’eux tous réunis. Astrid, c’est ma jumelle. » Sur sa lancée et parce qu’il avait ce don étonnant de savoir l’écouter, la jeune sorcière se mit à raconter la haine que leur vouait Kaia, à Astrid et elle, pour simplement exister. Solveig n’avait jamais compris pourquoi on la jugeait responsable des actes de sa mère. Elle n’en était qu’une conséquence et malgré tous ses efforts pour retrouver grâce aux yeux de celui qu’elle considérait comme son père, ce dernier la méprisait toujours autant. Pire encore, il mettait volontairement Kaia sur un piédestal, pensant faire un pied de nez aux jumelles bafouées. Mais Solveig refusait de se laisser marcher dessus comme une moins que rien. Elle n’avait pas demandé que ses parents se détestent. Comme tout le monde, elle regrettait ces deux années de perfection où leur famille était réellement unie, prête à affronter tous les obstacles. Aujourd’hui, il n’y avait plus que misère, haine et mépris. Seules les apparences conservaient la famille intacte. Mais plutôt que de la fuir, Solveig tentait de s’y immiscer un peu plus. Elle méritait sa place chez les Eskil et chaque jour, tendait à le prouver. Personne ne travaillait ou ne s’acharnait autant à faire valoir son droit de vie qu’elle. Combattante et guerrière alors que pourtant seulement adolescente, lâcher prise lui était impossible. Le jeune sorcier hocha de la tête plusieurs fois et lui fit alors le plus beau compliment qu’elle ait entendu à ce jour.
« Tu es une warrior. Je ne connais pas cette Kaia mais je suis sûr qu’elle ne t’arrive pas à la cheville ! » Ce n’était probablement que de la flatterie mais cela toucha profondément la jeune et impressionnable Solveig, qui ne rêvait que d’une chose : qu’on reconnaisse sa place parmi les siens. Les sang-purs. Ce père inconnu (un Lestrange, elle l’apprendra bien un jour) la traumatisait, bien qu’elle n’en touchât jamais mot à personne. Pas même à Astrid. Elle y pensait continuellement, se demandant qui il était, ce qu’il faisait, si elle pouvait en être fier ou si, au contraire, il la poussait à devenir l’un de ces sang mêlés que les autres ne voulaient pas approcher. Solveig ne voulait pas être une sang mêlée, ce serait le plus grand des affronts. Elle priait chaque jour pour que sa mère, dans son adultère, ait au moins eu la décence de tromper son mari avec un homme de sang pur. L’idée qu’elle puisse ne jamais connaître son identité créait un poids dans son cœur que rien ne soulageait. Elle se promit qu’une fois adulte, elle irait à sa rencontre une bonne fois pour toute pour apprendre la vérité et, enfin, vivre en paix avec elle-même. En attendant, elle devait se battre pour garder sa place bien au chaud chez les Eskil, dont elle portait le nom mais pas le sang.  

Elle ne sut comment mais, bientôt, Solveig se mit à se confier à ce dernière année. Elle passa une bonne heure à lui raconter tout ce qui faisait sa vie : ses aspirations d’études, sa relation avec sa sœur jumelle et parvint même à mettre le doigt sur certaines de ses angoisses sans même avoir à y réfléchir. Alors, quand le jeune homme se releva pour partir, pour la première fois, la Suédoise lâcha ses notes et se redressa à sa suite. La gorge nouée, le cœur battant, elle demanda à le revoir. Il accepta.

Ϟ Le reste de son année à Durmstrang se ponctua de rendez-vous secrets, de baisers, d’attention et d’espoir. Jamais Solveig ne s’était sentit aussi connectée à quelqu’un d’autre qu’Astrid. Elle avoua son amour le jour où il obtint son ASPIC et dans un rire, il lui répondit « Je ne te quitterai plus jamais. » C’était une promesse bien plus sombre qu’elle ne le pensait mais à cette époque, Solveig ne le savait pas encore.


Ϟ Les rues de Londres. Elle leva la tête vers les anciens bâtiments et cligna plusieurs fois des yeux avant de suivre sa famille jusqu’à leur nouvelle maison. Tout était gris et morne, rien ne lui semblait plus pareil. À leur arrivée, elle alla dans sa chambre et n’en sortit plus. Pendant de nombreuses heures, allongée sur son lit et le regard rivé sur le plafond, Solveig se passa en revue les derniers mois. Le premier coup qu’il lui avait porté et tous les suivants, qu’elle sentait encore sur son corps comme si le fer brûlant se trouvait toujours sur sa peau, menaient une ronde macabre dans sa tête. La voilà devenue adulte, prête à tenir ses promesses d’adolescente et pourtant, elle s’en sentait bien incapable. Il l’avait prise entre ses mains et l’avait écrasée comme on plie une canette. Et pourtant, elle l’aimait comme elle n’avait jamais aimé personne. Elle songea à toutes ces semaines faites de douleur et d’un pardon dont les ressources s’épuisaient. Son cœur souffrait de l’avoir quitté mais sa raison, elle, la félicitait. Elle avait réussi à lui échapper et il lui manquait déjà. Ou peut-être n’était-ce pas lui mais les instants de bonheur conjugaux devenus rares avec le temps. En posant son regard sur la fenêtre, elle eut peur soudainement qu’il vienne y toquer. Qu’il s’y infiltre, comme un voleur. Qu’il la reprenne et qu’elle ne revoit plus jamais Astrid. Il avait encore une telle emprise sur elle qu’il était fort possible qu’elle ne sache pas dire non, si cela devait arriver. Toutes ces années, elle s’était tue, pensant bien faire. Croyant aimer suffisamment fort. Avant de comprendre que l’amour ne nécessitait pas autant de sang versé. Dans son rêve comme dans la réalité, Solveig se mit à pleurer. Quand Astrid vint la voir quelques heures plus tard, elle s'épancha une dernière fois auprès d'elle. Fatiguée, pouvant enfin relâcher la pression sans craindre une nouvelle brutalité, la Suédoise revint sur tout ce qu’elle avait enduré ces deux dernières années dans le plus grand des silences. Face à l’animosité légitime d’Astrid, elle lui avait fait promettre à l'époque de ne jamais acter dessus. Si résolution et vengeance il devait y avoir, Solveig seule devait en être l’instigatrice. Et puis, qui croirait qu’un aspirant membre de l’Ordre du Phénix, ces sauveurs des moldus et des sorciers, agirait de la sorte envers une femme ? Une adolescente, de surcroît ? Seuls les Mangemorts – sa race, comme il les appelait – se montraient capables d’une telle cruauté envers leurs prochains. Quelle déception elle devait représenter pour Astrid... Le front contre l’épaule de sa sœur, Solveig commençait à se sentir mieux quand un coup fut porté contre la fenêtre…


Ϟ La jeune femme se réveilla en sursaut, sa baguette à la main tendue vers sa cible potentielle. Mais il n’y avait personne d’autre qu’elle dans sa chambre. Il lui fallut quelques minutes pour se rendre compte que tout ceci n’était qu’un rêve – basé sur des événements réels – et qu’Astrid n’était pas ici, tout comme Lui. Elle ne l’avait pas revu depuis trois ans. Trois années à redouter chaque sonnerie à sa porte, chaque ombre dans la lumière, chaque passant derrière elle. Solveig ne marchait plus dans les ruelles tard la nuit. Elle n’allait pas dans des lieux qu’il pouvait apprécier car une partie d’elle savait qu’il était là, quelque part, prêt à venir la chercher au moment voulu. Elle ne chercha pas à savoir où il se trouvait ni ce qu’il faisait, persuadée que la moindre tentative de sa part serait une porte ouverte à deux nouvelles années de souffrance. Car une partie d’elle lui appartenait toujours, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle se dise. Peu importe la conviction qu’elle mettait dans ses pensées et dans ses mots, rien ne pouvait éliminer cette réalité.

Ce qui ne l’empêchait pas de se préparer à l’inévitable. Solveig sortit du lit toujours armée et se dirigea vers la salle de bain. Après avoir passé de l’eau sur son visage, elle fixa le miroir face à elle. Pendant un instant, elle crut se voir quatre ans en arrière, dans la même position. À la seule différence qu’il se tenait derrière elle avec l’un de ses sourires si chaleureux et menaçants à la fois. Il la tenait dans ses bras et paralysée, elle ne pouvait s’en défaire. Il n’avait pour elle qu’affection quand, au fond de son cœur, elle était morte de peur. Solveig ferma les yeux et quand elle les rouvrit, il n’était plus là. Elle pensa à ce qu’il adviendrait si elle devait le croiser aujourd’hui et bien qu’elle ait parfaitement conscience de ses faiblesses, il fallait se rendre à l’évidence : elle n’était plus la même personne. Mangemort impliquée, elle s’était plongée dans les études mais aussi dans la cause des siens, en témoignait la marque de l’Augurey sur sa peau. Dire qu’il avait failli la détourner des ambitions de sa famille… Plus d’une fois, il lui avait reproché son affiliation aux Mangemorts, l’avait même punie pour cela. Désormais, Solveig comprenait ce qu’était la réalité. Mangemort ou Ordre du Phénix, le nom n’était pas important. Ce qui comptait, c’était les personnes qui composaient l’organisation. Que valait l’Ordre si ses membres étaient pourris jusqu’à la moelle ? Pas mieux qu’eux. Cela termina de la convaincre de rejoindre le camp de ses parents et avec une fierté toute nouvelle. Si un jour elle devait se retrouver devant lui, elle saurait le vaincre. Mais il ne suffisait pas de le vouloir.

Solveig inspira profondément et se concentra sur ses pensées. Une à une, elle se mit à organiser ses souvenirs avec méthode, comme le lui avait enseigné son mentor en occlumancie, une discipline à laquelle elle se pliait douloureusement depuis quelques temps déjà. Face aux capacités étonnantes d’Astrid en tant que Legilimens, la Suédoise ne pouvait que se rendre à l’évidence : si elle n’actait pas rapidement, n’importe qui serait capable d’entrer dans son esprit et de voir toutes ses peines, toutes ses faiblesses… et la démolir. La détruire à petit feu, comme il l’a fait pendant deux ans. Elle ne pouvait se le permettre. Pour elle, pour Astrid dont la place résidait ailleurs, pour les Mangemorts : elle devait devenir plus forte, plus impassible, plus puissante. Cela avait son coût mais Solveig était prête à payer n’importe quel prix pour arriver à ses fins. Même si l’idée de se battre sans sa sœur à ses côtés lui brisait le cœur autant qu’elle forgeait sa culpabilité de la retenir auprès d’elle, dans une cause qui ne lui correspondait pas.

« Tu deviendras la meilleure de ta promotion. La plus forte, la plus intelligente, la plus rusée. Tu les battras tous. Et sur le champ de bataille, tu te relèveras toujours. Un pas après l’autre, tu leur feras tous regretter de t’avoir pris pour une moins que rien, une bâtarde, une faible petite fille sans défense. Ils verront qui tu es. Solveig Eskil, ils n’auront plus que ce nom à la bouche lorsque s’en ira leur dernier souffle. » Elle serra les dents, son regard toujours rivé sur le miroir. Quand elle quitta la salle de bain, la nouvelle Solveig avait pris le dessus sur celle qui, transis de peur, accablée par la douleur et la peine, se cachait derrière cette carapace de fer et d’acier.