« La plus vraie des sagesses est une détermination ferme. »
« Recommence. »Le mot claque avec presque autant de force que les doigts rencontrant sa joue. Anastasiya se redresse, tout juste tremblante, sous le regard de sa mère.
« Tiens-toi droite. »Le petit corps se fait bâton, mais ce n'est pas assez pour la matriarche. Jamais assez. Ça ne peut pas l'être. Anastasiya est née femme et rien de ce qu'elle ne fera ou dira ne pourra pardonner ce péché-là.
« Plus droite. » Les mots s'enchaînent avec la dureté du diamant, faisant monter les larmes dans les yeux de l'enfant. Ils ne sont pas là pour plaire. Ils sont là pour courber, briser, remodeler.
« La lignée Dimitrov ne souffre pas le manque d'élégance. »Les doigts s'écrasent à nouveau sur sa joue, faisant voler sa tasse.
« Sois fière du nom que tu portes, Anastasiya, à défaut d'en être digne. »Les yeux se baissent, rencontrent le sol tandis qu'un elfe de maison se précipite sur la vaisselle brisée. Sa génitrice, de ce même ton de glace qu'elle emploie pour s'adresser à elle, glisse trois mots au domestique.
« Une autre tasse. »La petite créature, fébrile, s'éloigne en courant, les morceaux de porcelaine au creux de ses bras. La prochaine tasse vient plus vite qu'Anastasiya ne l'escomptait. Elle espérait une pause. Celle-ci ne dure qu'un instant.
« Reprenons, Anastasiya. Et cette fois, ne me déçois pas. »+++
L'eau qui coule sur les plaies, les larmes qui ruissellent sur les joues trop enfantines, l'impression d'être de trop, celle de ne pas être assez, jamais, pour les exigences parentales. Et l'incompréhension. Brûlante, qui laisse des traces au fond du cœur juvénile, qui arrache et qui chasse les souvenirs heureux au profit de la douleur, cette douleur trop intense, cette douleur trop prenante, qui brise et qui déchire. Sanglots de petite fille sur la haine des grands.
« J-j'ai mal, Dimka... »Ces mots, ce sont ceux qu'elle connaît le mieux, par cœur, à force de les avoir murmurés à s'en gercer les lèvres. Ces mots, ce sont ceux qui parent son enfance, qui marquent ses souvenirs et qui scellent son destin à chaque inspiration. Elle est née femme. Elle est née chose. Elle est née objet de colère. Elle est née pour souffrir.
Les sanglots redoublent discrètement tandis que son frère essuie un peu du sang qui macule son dos et tout son corps tressaille quand le gant caresse la chair déchirée. Pourtant, la môme ne répète pas les paroles honnies, elle se contente de serrer des dents qui iraient jusqu'à se déchausser, ne fut-elle née avec la dentition parfaite des Dimitrov. Parfait. C'est un mot qu'elle déteste, qu'elle voudrait bannir de son vocabulaire mais qu'elle ne peut s'empêcher de rechercher, d'espérer, de proférer. Parfait. C'est un mot s'accompagnant de trop de responsabilités pour une enfant de cinq ans. Parfait. C'est tout ce qu'elle ne sera jamais.
Larme vagabonde glisse le long d'une joue éplorée, chute pour mieux gagner le sol où l'attendent déjà nombre de ses sœurs. Le petit corps se secoue une nouvelle fois contre le gant et un gémissement de douleur échappe à l'enfant. Elle voudrait que ça s'arrête, elle voudrait lire un peu d'amour sur les traits paternels, voudrait pouvoir se réfugier dans les bras maternels, chercher un peu de repos dans les attentes parentales et enfin, enfin être digne du nom qu'elle porte. Dimitrov. Dimitrova. Malédiction de naissance qui arrachera l'innocence au profit de la douleur.
« J-j'ai mal...
- Je sais Ana'... »Mais le gant poursuit son interminable ballet, effaçant les stigmates, cherchant à compenser la haine par un peu d'une douceur trop amère. À cinq ans, Anastasiya n'a pas la maturité de comprendre que ces mouvements sont amis. Mais à cinq ans, Anastasiya sait absolument que Dimka ne lui fera jamais de mal. Alors elle attend. Elle attend que les minutes passent et que la douleur s'estompe. Elle ne saisit pas encore qu'il faudra des années pour que tout s'arrête.
+++
Elle ne sait pas pourquoi c'est arrivé. Elle ne comprend pas ce qu'elle a fait de mal, elle ne saisit pas son crime et voudrait que le regard cesse d'être aussi sombre que l'orage. Elle ne sait pas pourquoi c'est arrivé. Elle était assise au bureau, potassant le même passage de botanique pour la centième fois, récitant par cœur les composants du polynectar. Elle ne sait pas pourquoi c'est arrivé. Elle n'a fait que tourner les pages, n'a pas sursauté quand la porte s'est ouverte à la volée et n'a pas relevé la tête lorsque son père a adressé quelques mots à l'elfe de maison la surveillant. Elle ne sait pas pourquoi c'est arrivé. Elle sait cependant pourquoi tout ça a empiré.
« Anastasiya. »Le ton est dur, froid, sec. Il est semblable aux hivers de Russie, impitoyables, que rien ne saurait apprivoiser. Elle se retourne sur la chaise trop grande pour elle, laisse ses pieds toucher le sol et se rattrape autant qu'elle le peut. Elle est droite. Plus droite. Ça ne sera jamais assez, mais elle donne tout ce qu'elle a dans les efforts qu'elle fournit.
« Oui, père ? »Elle prend grand soin à ne pas croiser les iris colériques. Au son de sa voix, elle sait que quelque chose de fâcheux a dû se produire. Mais elle sait aussi qu'en restant tranquille, il ne lui arrivera peut-être rien.
« Viens ici. »Elle tressaille. Le peut-être vole en éclats alors qu'elle s'avance de quelques pas, la lèvre inférieure mordue à s'en faire mal. Il ne l'appelle jamais par hasard. Il ne vient jamais la voir sans cette idée maudite en tête. Chaque pas est un combat contre la fuite. Ce sera pire, si elle court. Elle le sait parce qu'elle a eu le malheur d'essayer, voilà deux semaines. Elle se souvient encore de la voix qui résonne à travers les allées du manoir.
« Tu finiras bien par sortir. »
Elle se souvient du calme apparent des mots qui dissimulaient pourtant les accents d'un ouragan de colère. Il avait eu raison. Au bout de quatre heures, elle avait fini par quitter sa cachette. Il n'y avait pas eu de baffe, cette fois. Le patriarche avait attrapé le bras de l'enfant et l'avait menée jusqu'à La pièce. C'était là, qu'il rangeait la ceinture qu'il utilisait pour la frapper, lorsqu'elle dépassait les bornes. Et de cette tentative, Anastasiya en arbore encore les stigmates.
Son père n'a jamais eu besoin de raison pour graver sa colère sur la peau de sa fille. Aujourd'hui ne fait pas exception et la main s'élève plus vite qu'elle ne peut l'envisager.
CLAC. Le bruit résonne, se déforme contre les vases et caresse la courbe des tableaux. La joue est rouge et la claque est si forte que la tête de l'enfant se détourne. Les larmes montent, mais ce sera pire si elles coulent. Le patriarche Dimitrov est attiré par les sanglots autant que les requins le sont par le sang. Pleurer, c'est se condamner plus intensément encore. Elle les entend déjà, les maudits mots qu'il psalmodiera presque comme une prière.
« Une Dimitrova ne pleure pas, Anastasiya. »Et viendront les cris, explosant à la manière des volcans, tant qu'elle ne parviendra pas à s'arrêter. Anastasiya n'a que six ans, mais sa volonté s'est forgée dans la douleur. Alors, parce qu'elle sait que ce sera pire si la moindre goutte descend l'aube de sa joue, elle ravale ses larmes.
CLAC. Aujourd'hui, ça ne sera pas suffisant. La surprise est douloureuse et le cœur de l'enfant se fend plus intensément encore. Ses yeux s'écarquillent et pour la première fois de la vie d'Anastasiya naît une émotion nouvelle qui ne la quittera jamais plus. L'indignation.
Les prunelles brunes se dressent, trouvent le regard d'un père qui n'en aura jamais que le nom. Alors, un mot plein de rancoeur, né d'un inconscient courage, déchire ses lèvres en un son accusateur.
« Pourquoi ?! »La voix résonne, prenant au dépourvu l'homme trop grand dont l'ombre la dévore. Les secondes s'égrènent à la manière des heures, puis le paternel lève à nouveau la main. Cette fois, cependant, c'est son bras qu'il attrape. Alors Anastasiya sait. Anastasiya sait que les coups qui suivront ce soir-là seront pires que les autres.
« Tu vas voir, Anastasiya. Je vais t'apprendre qu'une femme n'élève jamais la voix contre un homme. Jamais. »De ce soir-là, Anastasiya garde une cicatrice vieille de treize ans.
+++
Dehors, les éclairs strient l'immensité du ciel, illuminant la nuit d'une lueur surnaturelle. Le tonnerre résonne et la pluie bat le sol avec toute la force dont elle est capable. L'orage de ce soir se veut terrible. Les fenêtres se découpent sur les murs du manoir et le carreau trop bruyant trouble le sommeil déjà fragile d'une petite fille en larmes. Si ses joues sont inondées, sa gorge, elle, est parfaitement sèche, serrée à outrance par la terreur qui gangrène son cœur. Mais ce n'est pas la tempête, qui terrifie l'enfant. Les mains enfouies dans sa couverture, serrant celle-ci à s'en faire blanchir les jointures, Anastasiya hoquette de terreur à mesure que défilent les images.
Son père, sourcils froncés, haine féroce à en noyer son regard, levant la main. Les couettes se rabattent sur la tête de l'enfant qui pousse un gémissement.
Volée de sang alors que s'abat la ceinture, taillée pour faire mal, taillée pour souffrir.Larmes qui coulent sur les joues infantiles, tremblements du corps alors que continuent les images. Et les mots.
« TU VAS VOIR, ANASTASIYA ! »Sanglots redoublent chez la petite fille qui serre un peu plus fort sa couette contre elle. Elle ferme les yeux, cherche à fuir le flot ininterrompu des douloureux moments, mais rien n'y fait. On n'arrête pas un flash. Jamais.
« JE VAIS T'APPRENDRE, MOI ! »Le gémissement se mue pratiquement en cri tandis qu'elle rejette les couvertures, cherchant un air qui vient à lui manquer. Anastasiya prend son crâne entre ses mains et serre, serre à s'en faire mal à la tête, suppliant n'importe qui de faire cesser les images. En vain.
Coup plus fort que tous les autres, s'abat contre les côtes, lézarde la chair et envoie l'enfant à terre. Sévérité sur les lèvres pincées de son père, baguette dégainée. L'enfant prend une inspiration qui s'étrangle dans l'horreur et les larmes redoublent alors qu'elle se jette hors de son lit.
Mot solitaire s'égare dans le creux de son oreille alors que son corps se recroqueville.
« ENDOLORIS ! »
La porte de Dimka s'ouvre dans un fracas tout juste couvert par l'orage et l'enfant déboule dans le lit de ce frère qui semble le seul à l'aimer, tremblant plus qu'elle ne frémit, haletant plus qu'elle ne respire, sanglotant plus qu'elle ne parle.
« D-D-Dimka, d-d-d-demain i-il... »Mais les mots ne sortent pas, et les flashs continuent, et le corps, en secret, se prépare à la douleur à venir. Parce qu'elle viendra. Aujourd'hui, Anastasiya, inconsolable, découvre la magie qui bat le rythme de ses veines. Aujourd'hui, Anastasiya se découvre voyante. Et rien ne saurait faire cesser les sanglots qui agitent son corps. Pas même les bras chéris de son frère.
+++
Elle est en larmes, encore, et son cœur saigne plus fort que les stries laissées par la ceinture. Elle est en larmes, encore, et s'est réfugiée dans la chambre de son frère, entre l'armoire et la bibliothèque. Comme à chaque fois. Elle est en larmes, encore, et son seul réconfort est la main de Dimka qui caresse doucement ses cheveux. Elle a perdu son visage dans ses genoux, Anastasiya. Elle regarde les ténèbres à force de trop les vivre et sa voix marmonne le goût de sa souffrance.
« Je veux que ça s'arrête, Dimka... »Un sanglot la secoue mais la main fraternelle ne dévie pas, reste tendresse dans son univers de haine, consolant l'enfant, toujours.
« Je sais, Ana... »Les larmes ruissellent, mouillant la robe bleutée qu'elle porte, réalisée sur mesure pour complaire le jeu des apparences.
« N-non, Dimka, je veux que tout s'arrête. »Les traits de son frère se creusent alors que les mots s'envolent, gagnant une atmosphère où la peine côtoie de bien trop près la haine. Haine paternelle, haine maternelle, haine de l'enfant pour elle-même.
« Dis pas ça, Ana', tu peux pas penser ça... Je te promets que ça finira par s'arranger. »
La demoiselle secoue la tête, l'espoir sacrifié en même temps que son enfance. Elle n'a plus envie d'y croire, Anastasiya. Elle a supplié les cieux tant de fois qu'elle en connaît chaque étoile. Devant l'absence de réponse de sa sœur, l'aîné abandonne une dernière caresse dans la chevelure brune.
« Attends... »Il attrape une feuille et un crayon, puis pour elle, se met à dessiner. Le premier trait est fragile, le second s'assure un peu plus. Tous les autres racontent l'histoire de l'amour qu'il porte à l'enfant et l'imaginaire gagne peu à peu le morceau de papier.
« Regarde, Ana. Est-ce que tu la reconnais ? »La voix est douce, l'enfant relève ses yeux rougis et observe l'esquisse au centre de laquelle se découpe une silhouette. Sa robe est bleue, ses cheveux sont bruns. Hésitation. Recherche d'une vérité qu'elle connaît déjà au fond d'elle-même.
« C-c'est moi... ? »Elle tente, le son tremble un peu par la force de l'habitude, mais si son corps craint, sa tête, elle, sait que Dimka lui pardonnera la moindre de ses erreurs. Aujourd'hui, hier ou bien demain.
« Oui, et regarde... »Alors commence le ballet des mots. Et ceux-ci dansent, frôlant les joues de la fillette et effaçant sa peine à mesure que défilent les minutes. Elle est une princesse qui vogue à travers les flots, cherchant des fées, trouvant un dragon, rencontrant des sirènes et épousant un prince au sang aussi pur que le cristal. Elle est une aventurière, une héroïne qui déchirera la violence de son père grâce aux dessins de son frère. Elle est une enfant qui lentement reprend un semblant de sourire et qui finit par rire, rire timidement dans le secret de la chambre. Ce jour-là, c'est l'espoir de sa sœur que Dimka dessine sur sa feuille. Et c'est aux traits de son crayon qu'Anastasiya dédiera son courage. C'est par l'amour de Dimka qu'Anastasiya tiendra.
+++
Huit ans. Larmes sur le visage qu'elle ne parvient pas à retenir, elle tient son bras, sourcils froncés et moue suppliante au coin des lèvres.
« Ne me laisse pas toute seule, Dimka ! »Huit ans. Trois ans d'écart avec le frère qui lui apprend à vivre, elle jette un œil à Sevastian, cherche dans son regard à lui une aide qu'elle ne peut pas trouver.
« Ana', cesse de pleurer, s'il te plaît... »Les mots du plus grand buttent contre l'émotion qui la dévore et elle secoue la tête, tirant sur la manche de Dimka comme si cela pouvait changer quelque chose.
« J-je veux que tu restes avec moi ! S'il te plaît... ! »Mais Dimka détourne le regard pour la première fois. Il ne peut pas lui donner ce qu'elle espère. Aujourd'hui, Dimka a onze ans. Et à ce titre, il part à Durmstrang pour apprendre la sorcellerie. Tout l'amour qu'il porte à sa sœur n'y changera rien, il ne restera pas au manoir Dimitrov.
« Ana', tu sais bien que je peux pas rester... »L'enfant secoue une nouvelle fois la tête, refusant d'écouter, refusant d'accepter, mais elle est brusquement arrachée à son frère. Sa mère, regard sévère et attitude austère, la dévisage.
« Anastasiya Dimitrova. Lâche immédiatement ton frère. »Sursaut d'embarras colore les pommettes de l'enfant qui se redresse instinctivement. Ce n'est pas suffisant.
« Tiens-toi droite. Et par pitié, arrête de te donner ainsi en spectacle. »Si Anastasiya ne reçoit pas une claque ce jour-là, c'est parce que Sevastian est là pour répliquer. Mais lorsque ses frères disparaissent enfin à l'horizon, Anastasiya comprend qu'elle est désormais seule pour affronter ses parents. Et Grigori.
+++
Courir. Plus vite. Encore plus vite. Fuir ce frère qui la déteste, fuir ce qu'il représente, fuir les brimades en même temps que son nom. Courir. Plus vite.
« Anastasiyyyyaaaaa ! »Accélérer. Plus fort. Il ne doit pas la rattraper et le sourire qu'il arbore ne présage rien de bon. Alors elle court, Ana. Elle court plus vite qu'elle ne le peut vraiment. Elle court, court, court, court, puis tombe. Brutalement, sans prévenir, esquissant une roulade dans le jardin, couvrant sa robe du vert de l'herbe et du brun de la terre.
« Je t'avais dit que je te rattraperai. »Sursaut tandis que le visage de Grigori apparaît au dessus du sien. Le sourire qui déforme ses lèvres la terrifie et le simple fait qu'il soit là lui donne envie de pleurer. Une part d'elle déteste ce frère-là. Une part d'elle ne comprend pas. La dernière est horrifiée à la simple idée de se retrouver seule avec lui.
Et c'est qu'il a l'air d'y trouver du plaisir, Grigori, à la faire ainsi souffrir. Il se redresse et Anastasiya ferme très fort les yeux. Au dessus d'elle, le garnement attrape une motte de terre fraichement retournée par sa sœur.
« Mère ne va vraiment pas apprécier que tu aies ainsi ruiné ta tenue... »Le sourire s'accentue et les yeux du gamin pétillent.
« C'est vraiment dommage qu'elle doive être au courant. »La motte en main, il esquisse un geste d'approche, provoquant chez la fillette un réflexe de fuite.
« Et cette vilaaaiiiiine motte de terre qui s'est écrasée dans tes cheveux, c'est triste, ça aussi. »Anastasiya fronce les sourcils et rouvre les yeux, arborant sur ses traits un air de défi. Elle se veut convaincante, la demoiselle. Dommage qu'on puisse y lire autant de peur que d'audace.
« S-si tu fais ça, je te jure de le dire à père ! »Grigori se contente d'éclater de rire en guise de réponse.
« Mais qui te croira, Ana ? »Alors la motte rejoint son visage plutôt que sa chevelure. La terre a le goût de la terreur.
+++
C'est un de ces repas où règne le silence et où les seuls sons qui résonnent sont ceux des couverts contre la porcelaine. C'est un de ces repas où l'on fait semblant, où l'on prétend être une famille alors que rien d'autre que le sang n'en lie les membres. C'est un de ces repas qu'Anastasiya déteste. Depuis quelques temps, d'ailleurs, l'ambiance à la maison s'est dégradée. C'est qu'elle s'est mise à tenir tête à son père, à lui répondre dans les moments les plus sombres, Ana. C'est qu'elle a pris l'habitude des coups et qu'elle côtoie la terreur depuis qu'elle est en âge de se souvenir. Alors puisque celle-ci a été plus présente pour elle que sa propre mère, Anastasiya a finit par l'apprivoiser. C'est un animal dangereux que cette terreur-là. Ses crocs sont aussi longs que des poignards, ses griffes sont plus affûtées qu'une épée et la moindre tension peut la faire sortir de ses gonds. C'est un animal fragile, la terreur. Elle a les yeux qui s'écarquillent dès qu'on bouge un peu trop, elle est constamment sur la défense et craint jusqu'au plus infime des battements de cils. Mais surtout, c'est un animal brisé, la terreur. Elle porte bien des noms. Terreur, horreur, angoisse ou peur, mais tous ne sont que des morceaux d'une plus grande entité. On a peur de la douleur, on a peur de souffrir. Et lorsqu'on finit par le comprendre, alors la terreur s'apaise. Parce qu'on en connaît trop bien tous les ressorts.
C'est donc l'un de ces repas-là, où l'ambiance n'a rien à envier à une morgue et où tous attendent le moment où le calme apparent volera en éclats. C'est le patriarche, comme souvent, qui allumera l'incendie aujourd'hui.
« Dimka et Grigori devraient arriver dans l'heure. »Instant de flottement avant que n'approuve la mère.
« J'ai fait préparer leur chambre. »Sourire approbateur du père. Dans l'ombre de la pièce, un elfe de maison frémit.
« Il est toujours plaisant d'avoir chez soi ses trois enfants. »Dissonance dans la partition. La fourchette gratte un peu trop fort la porcelaine et les iris colériques d'Anastasiya se redressent.
« Quatre enfants. »Sa voix tremble un peu lorsqu'elle ose se dresser contre son père. Elle espère qu'on attribuera à Ira plutôt qu'à Vereri la flexion de sa voix.
« Anastasiya. »Son nom entre les lèvres de sa mère est un avertissement. Bravade volontaire ou bêtise inconsciente, toujours est-il que la concernée réitère.
« Quatre. Enfants. N'oublions pas Sevastian. »Depuis que son frère a disparu, son prénom est un tabou qu'on ne peut franchir sans se perdre. Cette fois ne sera pas exception.
CLING. Sursaut chez la jeune adolescente qui refuse pourtant de détourner les yeux. Dans ceux de son père, le nuage de la haine ne tarde pas à se faire sentir.
« Anastasiya Dimitrova. Lève-toi. »La concernée reste obstinément assise. Alors, le volcan qui jusque là se contentait de gronder, explose avec fracas.
« IMPERIUM ! »La sensation est immédiate. En un instant, Anastasiya est dépossédée de son corps qui se meut soudain sans sa volonté.
« Lève-toi. »Le volcan s'apaise et le ton prend des allures de blizzard. C'est un désert de glace qui lui fait désormais face tandis qu'elle obéit sans mot dire.
« Dans mon bureau. »Libre, le corps d'Anastasiya se serait sans doute mis à trembler. Mais alors que ses pas la dirigent vers La pièce honnie, l'adolescente ne peut rien. Le vide la happe jusqu'à la porte en bois que sa main pousse d'elle-même. Alors, la terreur se réveille. Les griffes se dressent et les crocs se présentent. Ce soir, Anastasiya en est sûre, c'est l'obscurité qui finira par l'accueillir. Ce soir, elle n'en reviendra pas indemne.
Le sort se brise en même temps qu'est déposée la baguette. Mais c'est trop tard. Anastasiya est redevenue l'enfance terrifiée qui ne sait pas encore lutter. Anastasiya lève les bras mais là encore, la ceinture vient la cueillir avant qu'elle n'ait le temps de vraiment se protéger.
CLAC.Un cri déchire la nuit.
CLAC. Suivi d'un second.
CLAC.Le troisième ne tarde pas à venir et Anastasiya se déteste de ne pas parvenir à contenir sa voix. Elle voudrait être plus forte.
CLAC.Elle voudrait être plus courageuse.
CLAC.Elle voudrait tenir tête à son père.
CLAC.Mais elle n'est qu'une ratée.
« Tu finiras par comprendre, Anastasiya. »CLAC.« Tu comprendras qu'on ne prononce pas ce nom-là chez moi. »CLAC.
« C'est ta faute, ce qui est en train d'arriver, tu sais ? »CLAC.« Combien de fois faudra-t-il te répéter qu- »CLAC. Le coup suivant ne tombera jamais. C'est le bruit de la porte s'ouvrant brusquement qui arrache à Anastasiya un sursaut larmoyant.
« EXPELLIARMUS ! »Stupeur. Le temps semble se briser sur cet instant. La suite se déroule au ralenti, sous les yeux ébahis de la jeune fille. Dimka. Dimka est rentré.
« Il n'est plus question que tu la touches. »
Les mots tombent, ne souffrant aucun refus. Alors, les larmes d'Anastasiya redoublent d'ardeur. Mais pour la première fois de sa vie, elles sont filles du soulagement. Ce soir-là, Dimka inscrit un tournant dans la vie d'Anastasiya. Les coups ne tomberont plus. La lassitude se mue en courage. À nouveau, Ana espère.
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Durmstrang. Anastasiya se découvre fille de l'orage après avoir grondé des années sans jamais résonner. Durmstrang. C'est un éclair qui strie le ciel de sa vie, libérant des ailes atrophiées à force d'avoir été réprimées. Les premiers mois sont timides. Les questions naissent au bout des lèvres quant à la répartition de l'enfant Dimitrov. C'est que les nuages sont discrets pour l'oeil non averti. C'est que les pas d'Anastasiya mettent longtemps avant de comprendre qu'ils peuvent s'emballer sans conséquence.
Mais lorsqu'elle saisit enfin que les punitions d'ici ne sont rien face à celles de son enfance, alors Anastasiya se révèle. Et si ses pas s'emballent sur les dalles de marbre, c'est dans les airs qu'elle est la plus heureuse. On dit très vite d'elle qu'elle est née sur un balai et c'est presque naturellement qu'elle se retrouve à passer les sélections de l'équipe de Quidditch de sa maison. Elle s'est inscrite à tous les postes après avoir passé des heures à hurler dans les tribunes, à soutenir son équipe jusque dans des pancartes qu'elle brandit fièrement aux yeux du monde. Elle s'est inscrite à chaque poste, mais c'est face aux cognards qu'elle excelle. C'est qu'elle a l'habitude des coups, Anastasiya. Et parce qu'elle en a reçu de bien plus terribles durant toute sa vie, il n'y a pas de crainte dans son regard lorsqu'ils approchent. Alors, Anastasiya lève la balle et frappe. Elle frappe aussi fort qu'elle a pu souffrir par le passé. Elle frappe aussi fort qu'elle est en colère, elle frappe aussi fort que tout ça est injuste, elle frappe. Elle frappe de toute la puissance dont elle est capable et le cognard s'envole, et le cognard bondit dans les airs, et il a l'air de ne plus pouvoir s'arrêter. Anastasiya frappe comme si sa vie en dépendait. Ce jour-là, Anastasiya rend les coups. Ce jour-là, pour la première fois de sa vie, Anastasiya se sent complète. Alors, le Quidditch devient pour elle une évidence.
+++
C'est une nuit d'hiver que la vie d'Anastasiya se bouleverse à nouveau. Alors que l'obscurité s'est abattue depuis longtemps sur le manoir, la neige tambourine contre les vitres. C'est un hibou aussi immaculé que le paysage qui apporte la nouvelle tandis que les cernes dévorent le visage des trois enfants. C'est que leurs parents devraient être rentrés de leur mission depuis des heures. C'est qu'ils sont alliés de l'Augurey et qu'on ne pardonne pas ces choses-là, lorsqu'elles sont découvertes. Mangemorts. C'est un mot terrible aux yeux de trop de monde, un mot d'injustice pour ceux qui ne croient pas, un mot qui condamne à un sort pire que la mort. La lettre apportée par l'oiseau porte un sceau qui ne présage rien de bon. Dimka en parcourt le contenu. Grigori fait les cent pas. Puis le verdict tombe sur les traits de son aîné en même temps que par ses lèvres.
« Père et Mère sont en route pour Azkaban. Nous déménageons. »Alors, la nouvelle prend tout son sens et les images de la veille grattent les méninges de la demoiselle. Les menottes ceignaient les poignées de son père. Les larmes de sa mère étaient celles d'une prisonnière. Anastasiya ne peut contenir un sourire, arrachant à Grigori un regard plein de la haine dont il est l'héritier.
Ça ne la touche pas. Parce qu'à chacun des pas que ses parents font en direction d'Azkaban, c'est sa liberté qui grandit. Enfin libre. À défaut de trouver de l'amour chez son oncle, c'est sa délivrance qu'elle saisira là-bas.
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Poudlard. Le château est différent, peut-être moins austère que Durmstrang. La température est plus clémente, le parc est plus vert et Anastasiya a l'impression que les oiseaux chantent un peu plus fort. Poudlard. C'est la possibilité de faire de sa passion un métier, c'est l'avènement d'une vie à endurer, la concrétisation d'efforts acharnés. Poudlard. C'est un nouvel espoir qui tend les bras à Anastasiya. Après ça, plus personne n'aura de droit sur elle. Poudlard, c'est la sortie de l'emprise, la découverte d'une indépendance bienvenue. Poudlard, c'est la clé d'une liberté qu'elle espère depuis qu'elle est en âge de la concevoir.
Le premier pas dans le hall résonne un peu trop fort dans le cœur de la jeune femme. Elle dépasse les portes de chêne, se dirige vers le rang de ceux qui attendent et approche un peu plus de l'estrade où se trouve le choixpeau. C'est un étrange objet que celui-là. A vrai dire, Anastasiya en a presque un peu peur. Il y a des choses qu'elle ne souhaite pas formuler et des secrets qu'elle ne souhaite pas révéler, sous sa cascade de cheveux bruns. Aussi, lorsque son tour s'annonce enfin, c'est d'un pas hésitant qu'elle s'avance. Du coin de l’œil, elle remarque la silhouette apaisante de Dimka, assis à la table des bleus et argentés. Elle lui adresse un sourire. Dans son esprit de petite fille, elle voudrait le rejoindre, mais elle sait très bien qu'elle n'a rien d'une Serdaigle. En tournant la tête, elle aperçoit son autre frère, Grigori, à qui elle adresse un regard furibond. Elle voudrait ne pas finir à sa table mais c'est certainement ce qui l'attend. Les Dimitrov ont la réputation de trouver les serpents, lorsqu'ils franchissent les portes de Poudlard. Soupir quitte ses lèvres tandis qu'elle s'installe sur la chaise qui décidera de son destin. Instinctivement, elle repère déjà l'endroit le plus éloigné de son frère le plus jeune tandis que le choixpeau s'élance dans une analyse approfondie de ce qu'elle est. C'est une sensation curieuse que celle de sentir qu'on fouille dans son esprit, qu'on en déniche les moindres recoins pour décider à sa place de l'endroit où elle ira. Pour autant, rien n'égalera jamais l'horreur d'un Imperium, pour Anastasiya. Rien. Sur sa tête, le choixpeau réfléchit à voix haute sans qu'elle n'y prête la moindre intention. Il est évident qu'elle finira à Serpentard.
Elle ne pouvait pas plus se tromper. Pour la lignée Dimitrov, une nouvelle raison d'avoir honte d'Anastasiya se cristallise ce jour-là.
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Nuit d'automne contre l'esprit agité d'Anastasiya. Elle tourne et retourne dans son lit, sa respiration est courte et les images défilent devant des yeux qu'elle maudit, arrachant des halètements à une gorge trop serrée. Elle les déteste. Elle déteste les flashs qui la hantent si soudainement, sans prévenir, jamais, et qui marquent son esprit d'images et de sons qu'elle renie. Son pouls s'emballe, ses mains tremblent, les larmes montent. Anastasiya cède à la panique dans l'étreinte d'un don qu'elle n'a jamais voulu, seul vestige encore debout de son passé traumatique.