De longues boucles brunes tombèrent sur les épaules de Rose, tandis qu’elle observait dans le miroir de l'entrée de son appartement l’apparence fictive qu’elle se donnait pour cette soirée programmer. Çà et là, elle modifiait un détail, une forme, une nuance colorée, afin qu’on ne puisse définitivement pas la reconnaître. Une tenue décontractée, de cuir et de denim, finissait de brouiller les pistes. Des sortes de rangers chaussaient ses pieds. Facile à porter et plus simple pour courir. Et bien plus dans le thème que des bottines ou tout autre paire à talons. Il n’était pas question de mission ce soir, ou du moins rien qui n’ait de lien avec le Ministère. En permission pour la soirée, Rose pouvait se permettre de souffler un peu. Elle ne comptait pas le nombre de fois qu’elle avait pu se permettre un peu de repos dernièrement, de peur de sombrer dans une nostalgie qui l’aurait amené à reconsidérer sa carrière. Par les temps qui couraient, son travail d’Auror était plus que jamais réclamé. Des deux côtés…
La Cosa Nostra, même si elle vivait relativement de meilleurs jours que le Ministère, était cernée par quelques personnalités que Rose ne pouvait pas toujours se permettre de toucher, au risque de se trahir. Pire que cela, c’était un membre du Conseil, William Ombrage, Mangemort de surcroît, qui tirait les ficelles d’une mascarade finement rodée. Un ennemi presque intouchable au vu de sa position. À défaut de pouvoir solutionner ce problème précis, Rose jouait son rôle de taupe au sein du Ministère à merveille, distillant informations et conseils afin que ceux-ci, une fois entre les mains d’Anjelica, puissent permettre à la famille de se retourner suffisamment tôt pour éviter toute casse.

Néanmoins, la coopération entre les deux jeunes femmes n’avait pas été évidente une fois Luca renvoyé en Italie. D’une méfiance à toute épreuve, l’Italienne n’avait commencé à baisser sa garde face à l’Auror qu’une fois qu’elle avait obtenu des résultats décents et se soit assurée de sa fiabilité. Et, dans une moindre mesure, fidélité. Qu'importe la confiance que portait son frère en cette agent du Ministère, Rose semblait être à ses yeux plus une présence gênante qu'un réel atout. Ce fut du moins ainsi que Rose le vécut pendant une période. Difficile. La Cartwright avait eu bien du mal à accepter d’être ainsi traitée. Elle n’avait l’habitude de ne travailler qu’avec Luca, ou Jaeden en certaines occasions. Avoir affaire à la jeune sœur avait profondément changé la donne et fut un temps où Rose eut même à se demander si elle devait craindre pour sa vie. Ou sa couverture, ce qui revenait globalement au même résultat. Il aurait été si simple pour la mafia d'en finir avec elle en la vendant au Ministère. Ainsi, les deux sorcières mirent bien du temps à s’accoutumer l’une à l’autre. Même si Rose donnait ce qui lui restait de vie à Luca, elle n’avait jamais rechigné à se mettre en danger pour protéger Rebekah, Anjelica ou Jaeden lors des multiples attentats dans lesquels ils s’étaient malgré eux retrouvés. Et même si cela semblait avoir éveillé les soupçons de Sean, Rose ne regrettait nullement ses actions. C’est peut-être par ailleurs ce qui lui permit peut-être d’avoir une chance avec la mafieuse en l’absence de son aîné.
Quoi qu’il en fut, Anjelica et elle finirent peu à peu par accorder leurs violons. Une dissonance aujourd’hui révolue, qui leur valaient d’en rire ensemble lors des moments plus détendus. Ce n’était pas le grand amour pour autant, mais leur collaboration avait gagné en complicité. Des sourires se dessinaient, des rires fusaient, de petits morceaux de vie s’échangeaient. Leurs cœurs étaient moins lourds, leurs esprits apaisés. Une seule chose ne changeait pas cependant. Leur hâte, à toutes deux, que Luca puisse rentrer un jour.


Rose, enfin apprêtée et décrassée de sa journée, transplana non loin de la rue donnant sur le White Thestral. Elle profita un moment de l’odeur de l’extérieur, du calme relatif du quartier, avant de se diriger vers le bar. Lorsqu'elle en poussa les portes, la chaleur l'accueillit instantanément. Celle du lieu et celle des êtres en mouvement en son domaine. Plusieurs habitués dont elle avait depuis longtemps retenu les noms, visages et quelques informations, chahutaient gentiment, bien qu'assez bruyamment, dans diverses tablées. Rose salua sympathiquement le barman du jour, avant de rejoindre Anje à sa table habituelle.
La belle italienne, en plus de faire tourner les têtes, avait une aura radieuse ces derniers temps. Plus mature, les événements qui avaient suivi la sortie de Luca l'avaient obligé à devenir plus entreprenante et autoritaire. Elle trônait, telle une reine pour qui savait observer son influence. Un joli brin de femme qui avait su se faire entendre et respecter de toute la branche familiale britannique. Elle avait su remplacer peu à peu son frère, estompant les soucis liés à son absence de plus en plus prolongée. Et pesante dans le cœur de l'Auror. Épanouie, la jeune sœur s'était affirmée au fil du temps et des épreuves, toujours soutenue par son entourage proche, dont Jaeden. Par ailleurs, eux aussi s'étaient drôlement rapprochés. Un sourire étira les lèvres de l'Irlandaise à cette pensée. Les tensions entre eux avaient fini par disparaître, laissant place à un amour naissant et sincère.

Arrivée face à Anje, Rose la salua d’un large sourire, deux doigts relevés, avant de retirer son blouson et de s’attabler avec elle. Alors qu’elles étaient à proximité et que Rose s’installait en passant sa main sous la table, la paume de l’Irlandaise dirigée vers Anje afficha une réplique du tatouage que Luca lui avait encré, avant de s’évanouir. Au même moment, elle se laissa choir, déposant le cuir à ses côtés :
- Bien mieux maintenant que je suis là.
À peine posée, elle savoura presque le confort des sièges du bar, soupirant d’apaisement. Le personnage, mais une petite part de sa satisfaction également. Ça n’avait clairement rien à voir avec les chaises du bureau. Si seulement ils pouvaient se permettre de changer ça. Mais Rose doutait profondément que le budget du Département de Sécurité Magique ne puisse passer par leur petit confort personnel plutôt que dans la sécurité des citoyens. Ce qui était largement plus prioritaire, à tous les niveaux.
L’esprit de l’Auror reprit bien vite contenance quand Anjelica commença à évoquer le travail. Même si elles ne pouvaient se permettre d’en parler ouvertement, Rose pouvait toujours lui faire part de son ressenti :
- Beaucoup de… clients. Et de choses à régler. On n’a pas trop le temps de se poser, alors on profite comme on peut dès qu’on peut fermer boutique. Je t’avoue que ça me fait du bien de pouvoir venir te voir.
Elle laissa échapper un sourire sincère.
- Et toi ? Comment vont les affaires ?
La question était aussi légèrement lancée que réellement posée. Rose était attentive à tout ce qui pourrait gêner la famille, même le plus petit accroc. A l’inverse, les bonnes nouvelles étaient simplement source de réjouissances et méritaient d’être fêter dignement. Et quel meilleur endroit pour se réjouir que dans un bar ?
- Tu as peut-être aussi quelques nouvelles du pays ?
Cette fois-ci cependant, Rose était moins assurée, partagée entre l’espoir et la peur de ne plus devoir y croire. Sa question concernait Luca, bien évidemment, et ici la seule personne à pouvoir se vanter d'avoir la fraîcheur de la nouvelle, c'était bien Anje. Si tant est qu'elle en est.

Rose étouffa un rire cynique. Il était vrai que la Cosa Nostra ne décevait pas ses clients d’ordinaire. Il était donc plus que logique que cela se bousculait au portillon pour pouvoir se payer leurs services. Alors, bien entendu, on pourrait tout de suite penser que cela relevait plutôt de la bonne nouvelle. Mais avec le Conseil, Rose n’était pas sans savoir que les choses étaient tout autres. La tournure des mots d’Anjelica le lui fit clairement comprendre. Si seulement l’Auror avait la possibilité de régler ce problème… mais c’était bien évidemment hors de son périmètre d’action et trop délicat pour préserver sa couverture.

Cependant les nouvelles suivantes douchèrent l’humeur de l’Irlandaise. Ainsi Anje n’en savait toujours pas davantage. Ce fait ne plaisait pas réellement à Rose. Cela faisait de bien longs mois que Luca avait quitté le sol anglais, retournant sur les terres italiennes. Pour autant, et malgré leur proximité et affection l'un envers l'autre, l’Auror n’avait pas la moindre nouvelle de lui. Ici seule Anje pouvait le lui en procurer. Et pourtant… qu’importe qu’elle soit la sœur de Luca, ce dernier ne faisait pas beaucoup d’efforts pour rassurer leurs cœurs. Son silence pesait presque autant que son absence.
D’ici quelque temps, cela ferait un an que le mafieux était retourné dans son pays. Presque autant qu’il avait échappé à une overdose dans l’appartement de Rose, après avoir passé la nuit à dévaster son monde et son corps à la mort d’Antonio. Par moments elle s’en voulait. Terriblement. Non pas de lui avoir sauvé la vie, bien sûr, mais de n’avoir rien vu venir plus tôt. Et d'une certaine façon, de n’avoir trahi ni sa promesse auprès de lui, ni la confiance qu’il lui portait en avertissant Anje ou Jae également. Voilà où tout cela les avait conduit. Purgeant son addiction elle ne savait trop où, laissant la famille dans les mains de sa jeune sœur à un moment où elle n’y était pas préparée. Néanmoins, aujourd’hui Anje pouvait bien faire tous les gestes obscènes qu’elle souhaitait au coup du sort qui l’avait projeté ici. Elle s’était superbement débrouillée.
Pour autant son absence laissait une marque irritante. Et il tardait à Rose que le Zabini revienne enfin combler ce vide et mette fin à cette attente de plus en plus insupportable. Rose avait longtemps cru qu’avec le temps ses liens avec Luca se délieraient d’eux-mêmes, qu’elle trouverait une certaine paix intérieure. Mais la réalité l’avait doucement rattrapé. Et mise face aux doutes. Certes, divers évènements, dont son rapprochement avec Sean ou l’arrivée d’une nouvelle étape dans son deuil, avaient largement occupé ses pensées, lui procurant plus de bien que de mal, mais cette crainte subsistait. Insipide, elle était terrorisée à l'idée que Luca ne revienne jamais de son sevrage. Et alors, à quoi bon avoir réalisé tout cela...
Rose s'était alors dévouée à la famille, à Anjelica, renouant avec la famille. Une chose qu’elle n’aurait peut-être pas menée en d’autres conditions. Plutôt que d’en profiter pour se libérer d’une alliance qui la mettait en porte à faux avec le Ministère, elle s’y était plus investie encore, confirmant la fidélité qu’elle portait en son cœur à la Cosa Nostra.
Sortant de ses sombres réflexions, Rose offrit un sourire, léger, presque indiscernable, à Anje :
- Je suis certaine qu’il a de bonnes raisons.
Elle l’espérait tout du moins. Elle ne voyait que ça. Il finirait par revenir. Il fallait qu'elle croie en lui et en sa volonté de se libérer de son addiction.

Cependant quand l’Italienne lui avoua qu’elle partait à son tour pour l’Italie très bientôt, le cœur de la métamorphomage fit un bond. Parce qu’Anje allait enfin pouvoir savoir ce qu’il en était réellement et revoir son frère. Parce que Rose allait de nouveau être seule ici, et devoir attendre un retour.
Presque au même moment où elle entrapercevait ce sentiment étrange, une pensée susurra doucement en son for intérieur. Pourquoi Anje devait-elle se rendre là-bas ? Elle avait bien trop de choses à gérer ici. Qu’est-ce qui pouvait avoir une importance plus grande encore que le fait de devoir garder les rênes de la famille à Londres ? Toute à son interrogation, Anje mit bien vite fin à l’intrigue, lui présentant alors sa main hâlée où siégeait un bijou aussi récent que rutilant. Le sang de Rose ne fit qu’un tour, tandis que ses yeux s'agrandissaient face à l’annonce que la pétillante demoiselle ne tarda pas à lui faire. À ses mots pleins de fierté, un grand sourire éclata enfin sur le visage de Rose, tandis qu’elle saisissait Anje par les épaules :
- Tu… Vous allez être merveilleux ! Je suis siiiii heureuse pour vous !
Rose rapatria presque aussitôt ses mains devant son visage, visiblement bouleversée, tentant de calmer ses émotions brusques. Ses iris prirent quelques éclats de violet, que Rose eut bien du mal à réfréner tant la joie d’une telle annonce positive dans le quotidien de la famille lui faisait vibrer le cœur. Lequel tambourinait à tout rompre. Elle se sentait si bête. Ce n’était pas son mariage à elle qui venait d’être annoncé. Et pourtant… elle ne pouvait s’empêcher de déborder d’affection pour la jeune Italienne à cet instant, partageant son bonheur. L'Auror se retint également de lui sauter au cou et l’enlacer, pensant que ce geste, quoique sincère, attirerait bien trop sur elles les yeux et oreilles des autres membres de la Cosa Nostra présents.

Reprenant peu à peu le contrôle de ses émotions extrêmes, ses yeux se laissèrent aller à une couleur noisette et plus naturelle. Rose reposa alors les bras sur la table, se penchant intimement :
- Si Luca ne l’accepte pas, frappe-le pour moi.
Il n’était plus si difficile de comprendre pourquoi la belle s’envolait pour la Méditerranée. Informer la famille, avoir leur aval peut-être, devait être dans le grand projet de ce voyage. Voilà pourquoi revoir Luca faisait partie du plan, après tant de temps d’attente. Il ne pourrait pas fuir sa sœur bien longtemps, ni la nouvelle.
Malgré tout, la curiosité dévorante de Rose n’arrivait pas à trouver le repos et avait besoin d’être épanchée :
- Il t’a fait sa demande quand ? Il y a mis le paquet ? Il avait des complices ?
Par Merlin, est-ce que Myrna déteignait sur elle ? Elle voulait tout savoir et avait mille difficulté à ne pas poser davantage de questions. Le sourire de Rose ne cessait d’illuminer la table.
- Il faut absolument fêter ça ! Laisse-moi y mettre un peu de ma poche, pour cette fois. Et même si tu ne veux pas que je paye les consommations, on aura qu’à dire que c’est pour la lune de miel, fit-elle avec un clin d’œil espiègle

Rose se mit tout à son écoute. Allongeant son sourire à mesure qu’Anje l'abreuvait de détails sur cette fameuse nuit où Jaeden lui avait fait sa déclaration. Bien. Il avait fait ça de manière originale. Le genre de soirée qu’on n’était pas prêt d’oublier. L’Auror aurait adoré être présente, malheureusement un autre évènement avait exigé sa présence. Et puis elle n’était pas vraiment incluse dans les plans de la Cosa Nostra. Jamais officiellement du moins. Ce n’était sûrement pas prêt de changer par ailleurs. Pas qu’elle s’en morfondait, c’était juste ainsi. Dès lors qu’elle devait rester dans l’ombre de la famille, elle ne pouvait décemment pas vraiment s’afficher lors des grands rassemblements, même sous couverture. Même si cela la peinait parfois, il ne pouvait pas trop en être autrement. Les individus au courant de son existence au sein de la famille devaient se compter sur les doigts d’une main et ce serait idiot de ruiner leurs efforts pour “si peu”. Son plaisir passait donc dans ces paroles qui lui étaient partagées, où elle pouvait sentir vibrer l’émotion, à défaut de pouvoir la ressentir elle-même. Et c’était suffisant, pour son rôle secret à leurs côtés.

Un sourire plus mutin apparut sur ses lippes quand Anje demanda si elles allaient rouler sous la table :
- Oh, peut-être toi ! Mais ce n’est pas tout à fait à mon programme.
La métamorphomage savait s’enivrer et faire pleinement la fête, là n’était pas le problème. Mais arrivait un certain degré d’alcool où le contrôle de son apparence n’était plus aussi absolu. Autant éviter les problèmes ici et rester dans les limites du raisonnable. Des limites assez larges, mais bien établies néanmoins. Tant que Rose ne les dépassait pas, tout irait bien. Quant à Anje, elle n’avait pas de soucis à se faire de son côté. Elle jouait à domicile, reine de sa maison. Et l’Auror saurait veiller sur elle si elle outrepassait les performances de son corps.
La question suivante la déstabilisa bien plus. Il était vrai que Rose n’abordait jamais sa vie privée avec les membres de la Cosa Nostra. À part Luca, personne ne savait vraiment grand-chose d’elle. À tort ou à raison, l’Auror avait continué ainsi malgré l’absence de l'aîné des Zabini et la passation à Anje. Était-ce une question innocente, ou est-ce que cela intéressait l’Italienne pour d’autres raisons ? À son ton, le regard qu’elle lui portait, elle semblait véritablement curieuse de la réponse, comme une amie qui taquinait un peu à l’aveugle en espérant toucher un petit point sensible. C’était étrangement… mignon. Mais perturbant. Cependant cela pouvait se comprendre, l’entourage proche de Rose ayant depuis longtemps appris à éviter grandement ce sujet. Ignorant tout de son passé, Anje ne pouvait décemment pas savoir à quel point l’angle d’attaque qu’elle utilisait pouvait justement être précis.
Se levant de la table, Rose adressa un clin d’oeil complice à la belle :
- Laisse-moi le temps de te ramener de quoi commencer la fête et je suis à toi.
Une fuite en avant, déguisée sous forme de service rendu. Accoudée au bar, elle demanda une bouteille de Prosecco et allongea la monnaie. Un peu plus même, demandant simplement à ce qu’on ne lui rende rien. Elle n’était pas à ça près.

Revenant à la table, chargée du récipient et de deux verres cristallins, elle se laissa tomber dans le fond de la banquette. Ses pensées étaient enfin un peu plus claires :
- Je ne la porte jamais quand je viens vous voir, mais j’ai une bague comme la tienne. Pas dans sa forme, mais dans sa valeur sentimentale. Je suis… J’ai été fiancée.
Rose commença à verser le contenant de la bouteille débouchée dans les deux verres. D’un geste qui lui rappela ses cours d’étiquette en tant que Sang-Pur, elle prit soin de ne pas faire couler la moindre goutte pétillante le long du goulot. Elle ne savait pas exactement comment poursuivre le sujet. Depuis que Sean l’avait redressé quelques mois auparavant, ses souvenirs lui venaient plus naturellement, mais c’était différent avec Anje. Luca était très fortement lié à la mort d’Erwan. Trop à vrai dire. Rose hésitait donc sur les informations qu’elle pouvait laisser filer sans trahir la confiance que l’Italien lui portait, et sans mentir pour autant à sa soeur cadette :
- On n’a pas eu le temps de nous marier, la vie me l’a arraché avant. Depuis je vis dans les abîmes.
Abyssus abyssum invocat. C'était le cas de le dire...
Ses mots étaient comme soufflés. Rose ne savait pas à quel point Anje était au courant la concernant. À quel point Luca avait pu être précis ou non pour qu’Anje finisse par accepter l’Irlandaise parmi eux. À quel point elle avait pu le croire ou douter. Elle l’ignorait et ne voulait blesser ni l’un ni l’autre. Dans le doute, elle parlait donc à demi-mots, tout en étant pleine de sincérité.
Inspirant profondément, elle reposa la bouteille sur la table en un petit son clair :
- C’est… encore douloureux. Je n’ai personne d’autre depuis et ne me sens pas capable d’aimer qui que ce soit à nouveau. Pas avec la vie que je mène.
Elle déposa l’un des verres pleins face à Anje, un sourire doux aux lèvres. À la fois fragile et apaisé. En tant qu’Auror c’était déjà bien assez difficile de mener une vie équilibrée. Avec la guerre c’était d’autant plus délicat. Mais en devant protéger Luca et le secret de sa famille tout en jouant les taupes au Ministère ? C’était de l’ordre de l’impossible. Elle avait fait ce choix en Italie et l’avait rapporté avec elle. L’amour ? Elle n’y croyait plus vraiment… Elle avait eu ses rêves, la Sera Sinistra les lui avait arraché. Luca lui avait offert une renaissance, où ses rêves étaient désormais ceux de la Cosa Nostra. Il n’y avait plus rien d’autre.

Les yeux d’Anje se posaient sur elle, observateurs tranquilles de la scène. Plus qu’inspectée ou analysée, Rose se sentait surtout écoutée. Comprise. Elle n’avait pas l’impression que la mafieuse la jugeait. Elle demeurait simplement là, présente et attentive, dans un silence plus respectueux que réprobateur. Elle en vint même à s'excuser, navrée de réveiller, de ses propres mots, “des souvenirs délicats”. Secouant la tête doucement, Rose s’apprêta alors à protester affectueusement, mais la demoiselle ne lui en laissa guère le temps.
A son tour, la désormais fiancée se laissa aller aux confidences, s’étendant le temps de quelques mots sur un drame personnel qui l’avait affecté. C’était la première fois qu’Anjelica lui dévoilait à ce point son cœur et son passé. Une estime accrue. En abaissant ses défenses face à elle, Rose ne s’était pas attendu à recevoir la pareille. Bien qu’intimement surprise, elle était surtout réjouie par cette confiance mutuelle. Ce lien entre elles deux, de quelques brins de sincérité plus solide aujourd’hui, touchait l’Irlandaise. Il était clair que si Luca arrivait miraculeusement à leur table à l’instant-même, il aurait eu du mal à croire que les deux femmes qu'il avait laissé aient pu autant se rapprocher en son absence. Et cela aurait pu se comprendre. Mais les temps avaient changé.
Vigilante, l’Auror nota en son for intérieur les mots emplis de sagesse de l’Italienne. Elle imaginait bien qu’en vivant au sein de la mafia il était difficile de ne pas perdre des proches. Comme dans le quotidien d’Auror, la vie ne faisait pas de cadeau et frappait sans discernement. Mais il y avait toujours cette nuance, cet aveuglement naïf, qui poussait les individus à croire que les êtres qui leur étaient les plus proches étaient inatteignables et hors de danger. Mais au final, tous étaient bien égaux face à la mort… Une réalité amère, dont personne ne pouvait se soustraire. Une désillusion cruelle.
Malgré son expérience, et sa jeunesse, Anjelica avait peut-être adopté le meilleur comportement après tout. Elle avait rebondi. Sans oublier son défunt meilleur ami, elle avait retrouvé goût en la vie, cherchant ce qui seraient les nouvelles notes de musique de son existence. Les acceptant. Rose comprit bien vite le sens de ses propos, l’insinuation derrière son regard, son sourire. Néanmoins, si la similitude pouvait s’entendre, aux yeux de l’Auror ce n’était pas comparable. Certes, perdre une meilleure amie comme Leah ou Sinead l’affecterait sans aucune mesure, cela était vrai, mais jamais cela ne serait équivalent à l’exécution qu’Erwan avait subi. Incapable de le remplacer, de l'oublier, ni même de pardonner. De se le pardonner en vérité. Sa reconstruction était longue. Si Luca l'avait relevé, Myrna ravivé son coeur et Sean mit fin à ses idées les plus sombres, il restait au fin fond de son être une acidité qui rongeait toujours son âme. L'idée même d’envisager sa vie avec qui que ce soit d’autre, de se projeter dans l’avenir, lui était insoutenable. Rose avait le sentiment que nulle personne, qu'il s'agisse d'amour idyllique ou d’amitié palliative, ce serait suffisante pour combler le vide laissé.
A cette pensée, la porte de son cœur claqua. Brusquement. Sans considération.
Elle n’était pas prête.
Elle ne voulait pas l’entendre.
Elle ne pouvait pas l’entendre…
Alors elle leva son verre, se para de son sourire pour trinquer à la vie. Celle d’Anje. De Luca. De la Cosa Nostra.
Puis le souhait d’Anje tomba. Incisif. La lame aiguisée avec toute la bonté du monde. Acidulée. La mafieuse ne pensait pas à mal, Rose le savait bien. Elle pensait sincèrement pouvoir l’aider. La réconforter peut-être même. Ce n’était malheureusement pas si simple, et même ceux qui connaissaient bien la jeune femme n’y parvenaient pas pleinement.
Se mordant la joue pour calmer la tempête qui voulait doucement s’insinuer en son être, Rose accompagna la belle Italienne dans leur première descente. Le liquide alcoolisé vint brûler son être et elle se servit de la voie de feu qui s'y traçait pour se concentrer sur le blocage de ses émotions. Ce n’était ni le moment, ni le lieu pour un débordement de sa part. Le contrôle de son apparence demeura, aussi intact que l’instant d’avant.
Le coude sur la table sans lâcher son verre, son autre main à sa tempe, Rose finit par lâcher :
- Luca m’a beaucoup aidé.
Elle laissa un rire amer s’échapper doucement, se moquant plus d’elle-même que de la situation en tant que telle :
- Plus que je ne l’ai moi-même aider, quoi qu’il en dise. Je ne dirais pas que tous les jours sont lumineux à ses côtés, mais… ils valent la peine d’être vécus.
L'ardoise qu'elle lui devait était depuis longtemps effacée. Pour autant elle se sentait redevable. L'accord tacite entre eux s'était mué en amitié faite de confiance silencieuse. Jusqu'au jour où l'encre tatoua son épiderme et scella sa loyauté.
Dans la foulée, le pétillant retrouva ses lèvres, la faisant taire quelques instants :
- Ne serait-ce que pour l’empêcher de faire trop de bêtises.
Oui, Luca n'était pas un ange, il avait ses imperfections, son caractère trempé, son masque de responsabilité familiale. Pour autant, elle tenait à cette lueur qui avait éclairé sa vie quand elle n'y voyait plus clair.
Rose n'était définitivement pas prête, mais elle savait sur qui compter.

Anjelica lui confia qu’il n’était pas évident de vraiment connaître Luca sans faire partie de la famille. Au vu de ce qu’elle savait de lui, Rose se laissa à penser que cette fois Anje ne parlait pas de la Cosa Nostra mais faisait plutôt référence aux liens du sang. Qui pouvait mieux connaître Luca que sa sœur elle-même, voire leurs parents, certainement ? Eh bien, sans doute les amis les plus intimes en réalité… Et Rose ne pouvait s’empêcher de se dire, et de savoir, qu’elle l’était pour Luca. Toutes ces choses qu’il ne livrait pas aux siens, leur cachant pour ni les affoler, ni dévoiler ses faiblesses, c’était toujours elle qui les conservait. C’était toujours dans l’appartement de Rose qu’il avait pris l'habitude de se réfugier, lorsque son moral était dans les abîmes ou des humeurs abominablement violentes. Que cela soit en Italie il y a plusieurs années, ou lorsqu’il avait rejoint la filiale anglaise, c’était toujours dans ce repaire qu’elle lui dédiait qu’il passait la nuit lorsqu’il ne voulait pas qu’on le retrouve. Auprès d’elle qu’il faisait panser ses plaies, au corps ou dans l’âme, quand il ne souhaitait pas qu’elles soient découvertes et jugées.
Mais tout cela, c’était déjà un secret de Luca en soi… Leur relation, ce lien précieux qu’ils avaient l’un avec l’autre, unique, n’était connu que de Jaeden et Anjelica au final. Et c’était tout ce mystère qui avait tant attisé la méfiance de la jolie Italienne... De protecteur, il était doucement devenu son protégé. Elle veillait sur lui, sa sûreté mais aussi ses confidences. Dont la plus lourde, son addiction qui avait finalement conduit à son plus gros échec. Rose avait tenu sa promesse, avait été loyale envers lui jusqu’au bout, mais parfois elle regrettait celle-ci. Si seulement l’Auror s’était confiée, si elle avait éventé le secret de Luca, peut-être n’aurait-il pas sombré. Peut-être aurait-il pu être rattrapé par des bras plus salvateurs que les siens. Mais Rose n’avait personne à l’époque vers qui se tourner. Nuisible aux yeux d’Anjelica, sans lien particulier avec Jaeden, vipère pour Rebekah… elle était restée renfermée sur cette vérité dont elle avait été la gardienne, ne laissant aux autres proches de Luca que la possibilité de ne l’apprendre qu’à rebours. Alors… suivre les volontés de son meilleur ami, était-ce réellement l’aider au final ?
Pas étonnant qu’Anjelica se plaignît qu’il fallait bousculer le mafieux pour lui tirer les informations qu’il ne souhaitait pas partager. “Il garde tout pour lui”. Par Merlin, que cela était juste. Combien de fois il avait passé une éternité à mâcher ses malheurs avant de se confier à l’Auror, pour au final lui avouer qu’elle était la seule à savoir ? Rose n’était donc pas si surprise par les propos de sa sœur. Juste… tristement convaincue. Convaincue qu’elle ignorait beaucoup de choses de son frère. Beaucoup trop de choses même…
Se perdant dans son verre, ses lèvres s’en décrochèrent finalement quand Anjelica révéla leur façon de régler les problèmes entre frère et sœur. Dans un sourire amusé, Rose approuva :
- Ça nous arrivait aussi parfois je te l’avoue, mais pas vraiment sur un ring et dans les règles. Enfin… T’as raison d’en profiter. Il mérite ! Mais nous l’abime pas trop, j’aimerai bien qu’il rentre un jour quand même. S'il prolonge son séjour pour des côtes cassées ou parce qu'il craint le comité d'accueil, je t'en voudrais.
Son clin d'œil répondait parfaitement à la malice de l’Italienne, se cachant ensemble derrière l’humour pour camoufler leur peine. Sur la même onde, elles lui reprochaient toutes deux bien des choses : son absence bien sûr, mais surtout et avant toutes choses son silence pesant… L’amour inconditionnel qu’elles portaient au jeune homme n’aidait en rien à supporter la situation, mais elles avaient au moins ça en commun.
Mais l’engouement de la mafieuse sembla vite s’envoler à mesure que l’alcool embrumait ses pensées. Ses paroles réveillèrent aussitôt la méfiance de Rose. Non pas qu’elle voulait cacher quelque chose à Anjelica, mais… elle ne pouvait pas trahir Luca. Elle ne l’avait pas fait tandis qu’il plongeait délibérément dans la drogue. Alors pourquoi le ferait-elle maintenant ? Néanmoins, l’idée de se confier à la Zabini, de se libérer d’un poids trop lourd à porter, d’une promesse impossible à tenir, trouva presque grâce en son cœur. Bien qu’elles se confiaient librement autour de la table à tour de rôle, jusqu’où pouvait se permettre d’aller Rose ? Si elle se laissait convaincre, tentée, Luca lui pardonnerait-il cette trahison ? Il s'agissait de sa sœur après tout. Elle avait le droit de savoir… Mais si tout ce temps il n’avait rien dit à sa frangine et s’était servi de Rose comme d’un tombeau à ses faiblesses, c’était pour une raison. L’encre séchée sous le cœur de l’Irlandaise était la marque de Luca, en plus d’un sens. Il la savait en tout point loyale et inflexible… Il avait misé dessus et elle lui avait été fidèle.
Replongeant ses lèvres dans le breuvage, n’y trouvant pas plus de courage dedans, l’Auror reposa le verre avant de déposer une main qui se voulait réconfortante sur celle d’Anjelica :
- Tu n’as pas à t’en vouloir, tu ne pouvais pas savoir. S’il t'a menti sur son état, son réel état, c’est qu’il ne voulait pas t’inquiéter et qu’il cachait les signes qui auraient pu et dû t'alerter. Il déteste qu'on le plaigne, tu le sais bien j'imagine. C’est débile… c’est tout Luca… Mais ça n’a rien à voir avec toi.
Le visage un peu plus penché, les mots davantage soufflés, elle poursuivit :
- Ne songe pas à ce qu’il s’est passé. On va juste faire le nécessaire pour que ça n’arrive plus jamais. On ne peut pas changer le passé, juste préserver l'avenir. Maintenant qu’on sait, qu’on connaît les risques et les signes, on saura le rattraper si jamais ça recommence.
À ces mots, Rose déglutit, comme regrettant presque aussitôt cette pensée :
- Mais ça n’arrivera plus, il est bien aidé là-bas. Et il est plus fort que ça.
C’est du moins ce qu’elle voulait croire. Elle avait besoin d’y croire.