Sans la montre à son poignet, Alexander ne saurait plus quel jour, quelle heure il est. C’est tout ce qui l’empêche de perdre la tête pour de bon. Personne ne l’empêche de quitter cette chambre d’hôpital et pourtant, il se sent tout aussi prisonnier ici qu’il ne l’était dans cette cellule aux mains des Mangemorts. Le silence, le temps qui s’étire en longueur, la vision d’horreur sous ses yeux… Tout est fait pour le torturer. Il est sûr que s’il devait faire face à un épouvantard un jour, c’est à ça que ça ressemblerait : Keith, immobile, éteint, allongé sur un lit d’hôpital. Et comme maintenant, il ne pourrait rien y faire. Rien de plus qu’attendre, comme il le fait depuis qu’ils sont arrivés, depuis qu’on a ramené Keith dans cette chambre après s’être occupé de ses blessures. “Je l’ai trouvé comme ça.” C’est le mensonge qu’il a raconté quand on a voulu comprendre. Il semble tellement secoué que personne n’a remis son histoire en question. Malheureusement, lui, il sait. Que même sans avoir porté le moindre coup, tout est sa faute. C’est une erreur qu’il n’est pas prêt de se pardonner. Quand elles passent dans la chambre pour faire leur travail, les infirmières lui lancent des regards de pitié. Ou du moins, c’est ce qu’il voit, alors que la fatigue, la colère et la culpabilité se passent la balle et attisent sa folie. Il les ignore et reste où il est. Personne ne pourra le déloger de cette chaise à moins d’utiliser la violence. Pas avant que Keith ouvre les yeux.

Comme ça ne semble pas près d’arriver, entre deux crises aiguës de culpabilité, Alexander s’occupe en imaginant sa vengeance. Personne n’a su lui dire avec certitude si Keith pouvait l’entendre ou non, mais le silence devenant insoutenable, il lui parle quand même de sa voix tremblante de rage et de désespoir, lui promet encore et encore que cet homme paiera au centuple tout le mal qu’il lui a fait. Son monologue outragé lui fait presque rater le faible murmure qui échappe finalement à son ami. Son regard posé sur le carrelage entre ses pieds, il n’a pas vu bouger les lèvres de Keith et un instant après l’avoir entendu, il croit même avoir tout imaginé. “Keith ?” appelle-t-il, en même temps qu’il se redresse et se penche sur le lit. Ses doigts tremblent quand ils s’agrippent au bras du jeune homme et s’il voudrait prétendre que ça ne vient que de la crainte et la fatigue, il sait bien que le manque d’alcool est le seul responsable. Peut-être est-ce aussi ce qui cause cette brève hallucination, car maintenant que ses yeux écarquillés scrutent le visage de son ami, il voit bien que les siens sont toujours fermés… Pourtant, il y a bien quelque chose. Un changement imperceptible d’abord, devenant peu à peu évident. “Keith ? Tu m’entends ?”

Une seconde, le regard d’Alexander file jusqu’à la porte. Il devrait sûrement aller chercher quelqu’un, mais il abandonne vite cette idée. Il n’est pas encore prêt à s’entendre dire que ça n’arrivera pas. Un faible espoir est en train de renaître et il compte bien s’y accrocher encore un instant. “Keith, réveille-toi. Je t’en supplie, réveille-toi.” souffle-t-il de nouveau. Ce sont des mots qu’il a prononcé tellement souvent au cours des dernières heures qu’ils commencent à perdre de leur sens, mais c’est la première fois qu’il croit vraiment à leurs chances de fonctionner.

Cette fois, les mouvements sont bien réels, Alexander en est certain. Il retient son souffle et observe avec attention le visage de son ami, tendu dans une sorte de grimace imperceptible, jusqu’à ce qu’il se décide enfin à ouvrir les yeux. Alors seulement le Cracmol laisse passer un peu d’air dans ses poumons, fermant ses propres yeux le temps de ravaler la boule d’angoisse qui bloque sa gorge. De toute évidence, Keith n’est pas prêt de sortir de ce lit sur ses deux pieds, mais c’est un pas dans la bonne direction. “Hey.” souffle-t-il en forçant un sourire qui doit ressembler davantage à une grimace. Il a attendu ce moment pendant des heures, mais réalise tout à coup qu’il n’a pas vraiment réfléchi à ce qu’il ferait s’il se présentait enfin. Son premier réflexe est de s’excuser, ce qui ne le surprend même pas vraiment. Les images de ce qui les a conduit ici tournent en boucle dans son crâne depuis aussi longtemps qu’ils sont là. C’est un fait acquis pour lui et il n’a pas encore envisagé la possibilité que Keith ne se souvienne de rien. Alors il ouvre la bouche, prêt à bafouiller les excuses les plus pitoyables du monde, mais la voix éraillée de son ami l’empêche de dire quoi que ce soit. Elle est faible et douloureuse, au point d’arracher une nouvelle grimace à Alexander. “Oui, tout va bien.” confirme-t-il dans un hochement de tête. Il a l’impression de ne jamais avoir raconté un plus gros mensonge que celui-là, pourtant Dieu sait qu’il les collectionne ces temps-ci, surtout vis-à-vis de son meilleur ami. De toute façon, son état à lui n’a aucune importance pour l’instant, c’est même assez exaspérant que ce soit tout ce qui préoccupe Keith. Ça n’arrange pas la culpabilité de Xander, qui serre la main de l’homme un peu plus fort dans la sienne à une nouvelle remarque complètement irréelle. “Je suis heureux de te voir, moi aussi, mais oublie-moi cinq minutes, ok ? Comment tu te sens, toi ?”

Le soulagement s’efface doucement, emporté par les vagues de plus en plus violentes de la culpabilité. Si Alexander tente de lutter un instant, c’est peine perdue. Elle le manipule comme s’il n’était qu’un pantin et il est le premier surpris quand il s’entend demander : “Est-ce que tu te souviens de ce qui s’est passé ?” Quelle réponse espère-t-il obtenir ? Il n’a pas spécialement envie de revivre cette expérience en devant rafraîchir la mémoire à Keith et en même temps, il ne souhaite pas à son ami d’être hanté par ce souvenir effroyable. Plus égoïstement, il est difficile d’oublier que c’est la première fois qu’ils s’adressent la parole depuis des mois et que cette histoire à toutes les chances de mettre à mal leur relation déjà brisée. Ils ont tellement de choses à se dire et tout à coup, Alexander n’est plus très sûr d’être prêt. “T’as l’air vraiment mal,” souffle-t-il en lâchant la main de Keith, prêt à prendre honteusement la fuite, “je devrais aller chercher une infirmière pour qu’on te donne quelque chose.” Une nouvelle dose de morphine le replongera certainement dans l’inconscience, mais c’est peut-être bien la meilleure chose qui puisse leur arriver à tous les deux pour l’instant. “On aura tout le temps de parler quand tu te sentiras mieux.” ajoute-t-il, davantage pour se convaincre lui-même. Au moins, maintenant, il sait que l’homme finira par se réveiller, par se remettre ne serait-ce que physiquement.

Le premier mensonge de Keith est presque amusant. Il ne fait rien pour arranger le sentiment de culpabilité d’Alexander, mais lui arrache malgré tout un semblant de rire étouffé, alors qu’il semble si évident que le moldu souffre le martyr. Il sait même instinctivement que ce n’est pas par fierté que son ami prétend le contraire, seulement pour éviter de l’inquiéter. Un vestige de leur amitié passée, profondément abîmée aujourd’hui. Tellement abîmée, à vrai dire, que le deuxième mensonge passe totalement inaperçu. C’est peut-être simplement que Keith lui dit ce qu’il veut entendre : qu’il ne se souvient de rien. Ça ne calme pas tout à fait la culpabilité, mais le cracmol ne peut nier le bref soulagement qu’il ressent à cette annonce. Il déchante vite quand il comprend qu’à un moment ou à un autre, son ami voudra connaître la vérité, qu’ils seront obligés d’en parler, qu’il sera obligé d’assumer qu’une fois de plus il n’est rien d’autre qu’une immense déception. Une longue et douloureuse conversation s’annonce et le jeune homme est prêt à tout pour y échapper, comme le prouve sa pitoyable tentative pour prendre la fuite.

Il a tout juste le temps de se redresser que, déjà, la main de Keith se referme sur la sienne et même s’il peut se libérer facilement, il n’en fait rien. À quoi bon ? Il sait déjà ce qui l’attend - ou du moins, il croit savoir - autant en finir maintenant. “T’as pas besoin de dire quoi que ce soit.” assure-t-il, peu désireux de laisser Keith lancer les hostilités. Ils ont déjà eu cette conversation, après tout. Rien n’a changé depuis la dernière fois qu’ils ont parlé. La drogue et l’alcool sont toujours un énorme problème, l’attitude d’Alexander ne montre aucun signe d’amélioration… La seule différence, c’est que maintenant il joue un jeu dangereux avec le Blood Circle, tellement dangereux qu’ils sont dans cette chambre d’hôpital après avoir frôlé la mort. “J’suis désolé que t’aies eu à gérer ma merde encore une fois, mais ça n’arrivera plus, j’te le promets.” Il ne sait pas du tout comment il va tenir cette promesse, mais il finira bien par trouver, n’est-ce pas ? Pour commencer, il doit retrouver la trace de ce Mangemort et lui faire passer toute envie de s’en prendre à lui ou à ses proches. Facile. Il a tout le temps pour penser à ça, de toute façon, ce qui compte pour l’instant c’est qu’il sorte d’ici avec le peu d’estime que son ami lui porte encore intact. Et ça, ça s’annonce réellement compliqué. Habitué à aborder les problèmes du mauvais côté, Alexander en déduit que le mieux pour ça est de ne pas laisser une chance à Keith d’en placer une. “On a déjà eu cette conversation, pas vrai ?” lâche-t-il dans un semblant de rire, vaguement moqueur, faussement amusé. “T’es pas obligé de recommencer, je m’en souviens à peu près et ça se voit pas forcément, mais je te jure que j’fais tout mon possible pour plus t’impliquer dans mes conneries.” Oh, il ne se souvient pas de chaque mot, il était bien trop intoxiqué ce soir-là, mais l’idée générale ne le quitte plus depuis des mois. Il n’a aucune idée de comment Keith s’est retrouvé mêlé à ses histoires alors qu’il fait des efforts surhumains pour se tenir loin de lui depuis qu’il a rejoint le Blood Circle, mais maintenant qu’il a conscience du danger, il aime à croire qu’il peut éviter que ça se reproduise. Sans qu’ils n’aient besoin de se déchirer un peu plus, si c’est possible.

Son plan de ne pas laisser Keith parler se casse la gueule en plein vol, mais un sourire sincère trouve le chemin de ses lèvres aux remontrances de son ami. Dommage qu’il ne reste pas beaucoup plus longtemps, disparaissant aussi vite qu’il est venu dès que le sujet de leur dispute refait surface. Aussitôt, Alexander baisse les yeux vers le sol et pince les lèvres pour s’empêcher de dire quoi que ce soit. Les excuses de Keith sont un bon début, mais ça lui semble assez insuffisant compte tenu de ce qui s’est passé ce soir-là. Il doit se mordre l’intérieur des joues pour résister à l’envie de rétorquer. Ils n’ont pas la même vision de ce qui est arrivé et, à vrai dire, la drogue lui embroullait tellement l’esprit qu’il n’est même plus très sûr de ce qui est réel et de ce qui ne vient que de lui. Il a un peu peur de le découvrir, alors toujours silencieux, il hoche vaguement la tête, abandonne le combat avant d'engager la bataille.

De toute façon, Keith ne s’attarde pas non plus sur le sujet et les propos qui suivent ravivent brusquement la tension. “Alors tu te souviens de tout…” remarque le Cracmol, une pointe de colère dans la voix. Et bien sûr, il veut se battre. Difficile de le lui reprocher. “C’est un sorcier, Keith. S’il voulait nous tuer, l’un ou l’autre, ce serait déjà fait. Comment tu comptes te défendre, exactement ?” Oh, des solutions, Alexander en connaît quelques-unes. On lui a appris à se défendre contre ces monstres, il a accès à du matériel, à des connaissances. Mais Keith ? S’il mourrait dans cette histoire… C’est tout bonnement impensable. “Laisse-moi gérer ça, d’accord ? C’est ma faute s’il en a après toi et je sais comment me défendre contre ces choses. T’as suffisamment réparé mes conneries pour toute une vie, il est largement temps que je commence à assumer, tu crois pas ?” Il pourrait continuer avec des arguments de cet ordre pendant des heures, peut-être même réussir à convaincre Keith qu’il a finalement gagné en maturité, mais il n’a même pas besoin d’entendre la réponse de son ami pour savoir que c’est peine perdue. Si les rôles étaient inversés, qu’ils soient en froid ou non, aucune parole censée n’empêcherait Alexander de faire comme il l’entend.

Las, il passe une main sur son visage alors qu’un soupir dépité lui échappe. Il a mal partout et une irrépressible envie de se défoncer, certainement pas l’énergie pour se battre maintenant. “Il va te tuer, tu t’en rends compte ?” demande-t-il, même s’il semble accepter peu à peu la fatalité. Les Sorciers lui ont déjà tout pris, hormis l’espoir de retrouver un jour la vie dont Keith et lui rêvaient enfants. Il s’y accroche comme il peut et refuse que quelqu’un le lui retire, même pas Keith. “Si tu veux mon aide, tu dois me promettre que tu ne feras rien à ce sujet sans moi. C’est non-négociable. On fera ce qu’il faut, tous les deux, ou on ne fera rien. Ca te va ?” Fut un temps, jamais Alexander n’aurait pu regarder son meilleur ami dans les yeux et lui mentir. Aujourd’hui, il le fait sans ciller, sans se sentir vraiment coupable. Un mensonge vaut mieux que de le voir mourir par sa faute. C’est devenu tellement facile, comme une seconde nature, plus encore quand il croit avoir une bonne raison à ça.

Peut-être qu’Alexander est tout simplement trop effrayé par les sorciers, par les Mangemorts, pour rester optimiste sur leurs chances de s’en sortir. En tout cas, il ne comprend vraiment pas la réaction de Keith, la certitude dans sa voix. S’ils sont en vie ce soir, Xander en est persuadé, c’est que ce Mangemort l’a voulu. Il a fait passer son message et les a laissés vivre pour qu’il soit bien compris. Le Moldu ne se rend pas compte de ce qui l’attend. Et visiblement, rien ne parviendra à le raisonner. Tout ce qu’Alexander peut faire à ce niveau, c’est le protéger contre son gré. Lui mentir. Ce qu’il fait avec une effrayante facilité. Il hésite tout de même quand Keith tend une main vers lui pour sceller cette promesse factice. Il observe la main de son ami une seconde, regrettant le soudain retour de sa conscience au plus mauvais moment. Reste à savoir ce qui compte le plus pour lui : la confiance de Keith ou sa vie ? La réponse s’impose d’elle-même et Xander serre la main tendue, non sans essayer d’éviter le regard de son ami. Projet de nouveau mis en échec quand des menaces viennent conclure ce pacte. “Quoi, tu vas me tuer moi aussi si je te lâche ?” demande-t-il, l’humour dans sa voix plus faux encore que la promesse qu’il vient de faire. La crainte se lit peut-être dans ses yeux, non pas qu’il ait réellement peur que Keith s’en prenne à lui. Il a surtout peur de ce qu’il pourrait faire pour s’assurer qu’Alexander file droit. Dans quels dangers il pourrait encore s’embarquer, pour quelles conséquences. Il va devoir devenir le meilleur comédien de toute cette foutue planète s’il veut être sûr que Keith s’en sorte indemne et il doute sérieusement posséder ce talent. La preuve, même maintenant, son mensonge prend à peine. Un soupir dépité lui échappe, il force pour récupérer sa main qu’il pose sur le rebord du lit. “J’ai pas fait le mort,” grogne-t-il, “tu voulais plus me voir défoncé, donc j’suis allé faire ça ailleurs.” Il regrette immédiatement ses mots, le ton de sa voix. Qu’ils en soient là, après tout ce qu’ils ont traversé ensemble. Keith ne veut plus qu’il disparaisse et ça devrait le rendre heureux, mais il ne peut s’empêcher de se demander : à quel prix ? Il n’arrive pas à rester sobre plus de deux jours et même en ce moment, alors que toute son attention devrait se porter sur Keith, sur eux, il pense surtout à la prochaine dose qu’il pourra s’offrir en sortant de cet hôpital.

Un autre soupir. Sa main libre passe sur son visage, il essaye de se reprendre. “Désolé.” Il doit juste convaincre Keith qu’ils travaillent ensemble. Ça ne peut pas être si compliqué… “C’est compris. On fait ça ensemble. Je ferais de mon mieux pour résister à la tentation de te doubler.” Est-ce qu’il ment, cette fois ? Lui-même n’en sait rien. Il a envie de croire que oui, et pourtant, le faible espoir que tout puisse s’arranger reste dans un coin de son crâne, de plus en plus difficile à ignorer. Il essaye quand même et se concentre plutôt sur une manière de prouver sa bonne foi, à défaut de savoir si elle est sincère ou non. “Je connais des gens,” dit-il avec précautions, “ils peuvent peut-être nous aider à retrouver la trace de ce type. J’irai les voir pour en parler, mais j’peux pas t’emmener avec moi pour ça. Ils ne diront rien devant un inconnu.” Et même si l’idée de se battre aux côtés de son meilleur ami au Blood Circle a quelque chose de tentant, c’est trop dangereux. Il trouve déjà miraculeux d’être encore en vie lui-même. “Tu dois me faire confiance sur ce coup-là. T’en es capable ?” demande-t-il, avec une certaine défiance. Il pense connaître la réponse, mais après tout pourquoi devrait-il être le seul à faire des efforts ?

“Faut que j’aille prendre l’air.” Il essaye vraiment de tenir bon, mais il est assis là depuis des heures avec ses démons et ça commence à faire trop. Si Keith n’a pas encore remarqué ses doigts tremblants et autres tics nerveux, il ne le doit probablement qu’à son état. Peu de chance que ça dure encore très longtemps. “Repose-toi, ok ? J’veux que tu sortes d’ici le plus vite possible. Tu me reverras, c’est promis.” Sur ça, au moins, il ne ment pas.