A Vaillant de Portland (Oregon)

  Le traîneau du Sean de Noël filait à toute allure dans la plaine enneigée. Il venait de quitter la grande ville et se dirigeait vers la montagne où l'attendaient d'autres enfants. En haut, la lune illuminait le ciel noir, tout comme en bas elle faisait briller la neige.
   Les gronians galopaient tandis que le Sean de Noël regardait sa liste bien calé dans son siège à l'avant du traîneau ; tout allait bien, il était content. Soudain...
Un arrêt brutal le projeta en avant.
- Holà les gronians ! En voilà des façons ! A-t-on jamais vu ça ! dit-il en raccrochant ses lunettes.
- C'est à cause d'un obstacle qu'on n'avait pas vu tellement il est aussi blanc que la neige, répondit le gronian William.
- Hé bien faites-en le tour ! dit Sean de Noël en reprenant sa liste.
- C'est que... il s'agit d'une bête !
- Hé bien qu'elle se pousse ! Et ne me dérangez plus dans mon travail, sinon je vais me tromper pour distribuer les jouets !
   Et il continua de lire sa liste. Mais rien ne bougea, ni les gronians, ni le traîneau.
   Pour le coup, Sean de Noël se leva pour examiner la situation.  Et il eut la plus belle surprise de sa vie : devant le traîneau se tenait un animal aussi haut qu'un cheval mais qui ressemblait à un croup. Un croup entièrement blanc de la tête à la queue, excepté les deux triangles verts de ses yeux qui étincelaient sous le reflet de la lune.
   A le voir comme ça, campé sur ses quatre pattes, immobile en travers du traîneau qu'il dominait de sa haute taille, il était impressionnant !
- On ne s'affole pas ! dit le Sean de Noël aux gronians. Et surtout on ne bouge plus ! Ce croup veut quelque chose, et tant que nous n'aurons pas compris quoi, nous ne pourrons pas passer.
   Effrayés, les gronians s'étaient immobilisés dans le grand silence de la montagne. De la vapeur blanche s'échappait de leurs naseaux tièdes. Alors, sûr de sa force, le croup s'assit tranquillement en fixant le Sean de Noël de son regard vert. Puis il leva la patte avant comme un croup qui demande.
- Ben oui, lui dit le Sean de Noël de sa grosse voix qui résonna dans l'air glacé, c'est sûr que tu veux quelque chose, mais quoi ? Tu pourrais pas faire un effort pour t'expliquer mieux que ça ?
   Pour toute réponse, les triangles des yeux verts se changèrent immédiatement en triangles de phosphore ; le poil blanc se hérissa sur le cou.
- Bon d'accord, dit Sean de Noël, d'accord ! Puisque je suis le magicien de la nuit de Noël, je devrais pouvoir te comprendre... Mais je te préviens que du même coup, je saurai aussi me sortir de n'importe quel piège que tu aurais la perfidie de me tendre !
   Et il s'avança courageusement vers lui. Nul ne saura jamais si son cœur battait fort, mais les gronians qui le connaissaient bien comprirent qu'il n'était pas à l'aise rien qu'en voyant sa façon de marcher.
   Il prit dans sa main l'énorme patte que le croup avait gardé en l'air ; elle était plus grosse que celle d'un ours ! Puis il se recula pour montrer que maintenant, c'était au croup de faire un nouveau signe.
   Le croup le fit ce signe. Se relevant, il tourna le dos au Sean de Noël pour s'éloigner de quelques pas, mais en gardant la tête tournée vers lui.
- En route ! cria le Sean de Noël aux gronians. Ce croup nous demande de le suivre !
   Les gronians n'étaient pas habitués à discuter les ordres du Sean de Noël, mais là, l'affaire était spéciale. Le premier de l'équipage, Thomas, prit la parole :
- Crois-tu vraiment qu'il faille retarder notre distribution pour suivre... on ne sait où... cet animal bizarre ?
- Allons donc ! répondit Sean de Noël. Un peu d'aventure ne fera pas de mal. Yop-yop ! dit-il en secouant les brides de l'attelage.
   Devant, le croup était déjà parti, tête haute comme un prince, fier de sa victoire.
   Ils parcoururent des vallées encaissées, sans maisons, sans habitants. Ils franchirent des montagnes de plus en plus hautes, balayées par des vents glacials, des vents furieux hurlant dans les sapins comme des loups. Ils croisèrent des loups justement, effrayés par le croup géant. Les ours eux même ne s'approchèrent pas.
   Enfin ils arrivèrent en haut d'une montagne qui touchait des nuages, noirs comme les ténèbres. Là, se dressait un château de glace aux arêtes effilées comme des lames.
   Le croup s'arrêta à l'entrée.

Inquiets, les gronians se dirent que Sean de Noël ou pas Sean de Noël, ils n'entreront pas dans ce lieu étrange. D'ailleurs, le vieux bonhomme au manteau rouge avait sûrement perdu la tête pour suivre ainsi une créature qui n'était pas humaine alors que cette nuit était réservée aux enfants !
   Le croup géant regarda le Sean de Noël pour l'inviter à rentrer dans la cour du château.
- Oui, mais comment je vais dire ça aux gronians, moi ! Tu as vu, ils ne veulent plus avancer. Si seulement on savait un peu à quoi s'attendre... par exemple, qu'il y a des enfants qui nous attendent là-dedans mais ils ont oublié de m'envoyer leur commande, ou bien... ou bien... Ah ! Et puis tu m'énerves à la fin ! Yop-yop les gronians, on rentre dans la cour et on verra bien !
   Mais les gronians avaient les pattes scotchées au sol gelé.
- J'ai dit on rentre dans la cour ! C'est un ordre !
   Le lourd traîneau chargé de jouets s'ébranla lentement... Un ordre est un ordre ! Les sabots des gronians claquaient sur le pavé de la cour ; autour, les murs de glace brillaient sous la lune. Personne ne se montrait, ni gens ni bête. Au comble de la peur, les gronians s'immobilisèrent de nouveau.
   Alors l'immense croup marcha vers eux, menaçant, les poils redressés sur le dos, les babines retroussées sur des crocs comme des pieux. Les yeux lançaient des éclairs, un grondement profond roulait dans sa gorge.
   Ça aussi, c'était un ordre... Les gronians se remirent en route.
   Le croup les conduisit dans un dédale de couloirs si étroits que la lune ne pouvait les éclairer. C'est à peine s'ils pouvaient passer, c'est de justesse qu'ils évitaient de se couper aux angles des murs de glace. Et plus ils avançaient, plus les ténèbres de la nuit s'épaississaient. Quand ce ne fut plus qu'un trou noir devant, comme si un gouffre s'annonçait, le Sean de Noël arrêta les gronians et descendit du traîneau.
- Là, le croup on n'avance plus ! Maintenant on va s'expliquer tous les deux !
"Ca y est, il a retrouvé la raison !" chuchota William.
"Ce n'est pas sûr !" répondit Thomas.
   Le croup gémit ; ce fut une longue plainte qui perça le silence. Un relent fauve poussé par le vent arriva jusqu'au nez du Sean de Noël qui renifla ; il sentit qu'ici l'air était plus tiède, comme dans une tanière.
   Intrigué, il avança pas à pas dans l'obscurité. De faibles halètements lui parvenaient aux oreilles, mais il faisait vraiment trop sombre pour qu'il puisse voir quelque chose.
   Le croup le poussa doucement de la tête, le poussa encore de quelques pas et se mit subitement en travers pour lui barrer la route. Là, devait donc se trouver un danger, il ne fallait plus faire un seul pas. Alors le Sean de Noël écouta. Et il entendit que les halètements venaient d'en bas, d'un trou.
- J'ai compris, dit-il simplement au grand croup blanc. On va t'aider.
   Revenu rapidement au traîneau, il détela le gronian Thomas, prit une courroie et retourna au trou noir. Il s'arrima à Thomas et descendit dans la fosse. Au fond, il tâtonna et trouva 3 chiots couchés sur le corps malade de leur mère. Il ne les remonta qu'un à un tant leur taille et leur poids étaient déjà importants malgré leur âge... des chiots géants comme le père. Avec l'aide de Thomas et William, le Sean de Noël, réussit à remonter la mère qui fut soignée grâce à une fiole que le Sean de Noël gardait pour ses gronians.
   Les trois petits se réconfortèrent dans le traîneau avec du lait et des biscuits que les enfants avaient l'habitude de laisser dans les maisons pour que le Sean de Noël reprenne des forces durant la distribution. Cette fois, ce ne fut pas pour lui mais pour trois petits croup.
   Assis à côté, le croup tout blanc regardait le vieux bonhomme tout en rouge avec un amour immense dans les yeux, des yeux d'émeraude liquide. Le vieux bonhomme le caressa :
- Je ne sais pas pourquoi tu es un géant, ni pourquoi tu es dans ce bizarre château isolé sur une bizarre montagne, mais je sais que tu viens de me donner un nouveau bonheur, celui de rendre des croups heureux, moi qui avais déjà celui de rendre les enfants du monde heureux. Ta confiance en moi a été récompensée.
  Il sentit la langue chaude du croup sur sa main, puis sa tête qui le poussait à partir.
- Mais non, ne t'inquiète pas, j'ai encore le temps de finir ma distribution sans oublier personne. Tu sais bien, toi qui es venu me chercher pour sauver tes petits, que je suis le magicien de cette nuit. J'en suis donc aussi le maître du temps. Yop-yop les gronians ! En route pour continuer la tournée. En route pour le bonheur de tous !
   Le traîneau s'élança dans la nuit, dans les nuages. Le grand croup blanc le vit passer devant la Lune et disparaître à l'horizon, là où le ciel et la Terre se rejoignent.