La chance semble enfin me sourire puisque depuis le début du mois de Novembre, j'ai réussi à retrouver du travail. Je n'aurai finalement passé que deux mois au chômage, ça a néanmoins été suffisant pour que je commence à vraiment me noyer financièrement. On ne va pas se mentir, entre l'alcool et toutes les merdes dopantes que je tâche de me fournir de façon quotidienne, autant dire que le peu d'argent que je touche en ce moment fond plus vite que neige au soleil. Pire, il se lapide à la vitesse de la lumière. Heureusement pour moi, Ange m'a été d'une main secourable et m'héberge depuis tout ce temps. Vivre aux dépends des autres est néanmoins quelque chose qui me met mal à l'aise, alors ce boulot est tombé à pic. Qui sait, avec un peu de chance et si je fais suffisamment attention, je pourrais peut-être même me permettre de prendre un appartement dès le début du mois de Décembre. L'avantage, c'est que les années d'expérience qui me précèdent m'ont permis de retrouver un emploi en tant que barman. Une aubaine puisque mis à part les quelques jobs effectués alors que je sortais à peine de foyer, je ne suis pas franchement expérimenté dans quoique ce soit d'autre.

Ce qu'il y a de moins avantageux en revanche, c'est le fait de ne pas pouvoir me permettre de boire durant le service. Je pourrais très bien essayer de picoler dans un coin chaque fois que l'occasion se présente mais ça voudrait dire, prendre le risque de me faire renvoyer. Ça a déjà été le cas avec Keith, qui s'est sentie obligé de me faire prendre la porte, à cause de mes nombreux déboires et notamment avec la clientèle. Pour que mon inséparable de toujours en vienne à me jeter dehors, c'est qu'à plusieurs reprises, j'ai plus que littéralement dépassé les limites et j'en ai parfaitement conscience. Alors loin de moi l'idée de vouloir retenter l'expérience, d'autant plus avec quelqu'un que je ne connais pas et qui n'a aucune raison de s'armer de la patience dont a pu faire preuve mon meilleur ami. Mais honnêtement, c'est loin d'être évident. Surtout lorsque le service s'étale sur une grande partie de la journée. J'ai du mal à ne pas me focaliser sur ce besoin compulsif de vouloir m’enivrer au possible, à tel point que la sensation de manque se fait d'autant plus ressentir. Je ressors parfois de là tremblant comme une feuille, la bouche pâteuse et avec l'incontrôlable envie de boire tout ce qui pourrait me tomber sous la main.

Un autre problème a rapidement fait son apparition, bien qu'à l'heure d'aujourd'hui, je n'en comprenne toujours pas les raisons. L'une des serveuses semble m'avoir pris en grippe. Pour être tout à fait honnête, je suis loin d'être un type agréable. Je me contente en général d'échanger avec les autres employés de simples banalités d'usage et quand ce n'est pas nécessaire, je fais même en sorte de ne répondre que par de brèves onomatopées ou même de vagues grognements. Pas vraiment le genre à faire la conversation, en somme. Après tout je suis là pour bosser, pas pour me faire des potes. Si la plupart semblent avoir compris mon fonctionnement et s'y adaptent, la blondasse qui se produit parfois sur scène en revanche, a l'air de ne pas apprécier mon comportement. Il n'est pas rare que je la surprenne en train de me jeter des œillades assassines ou encore me fixer d'un air dépréciateur.

Je ne sais pas quelle mouche l'a piquée celle-là mais à vrai dire, je m'en fous royalement. Bien que je ne cache pas que de ce fait, il est plus agréable de bosser quand elle n'est pas dans les parages. Mais aujourd'hui fait justement partie de ces journées où l'on se retrouve tous les deux sur le même service. Et puisque je prépare et qu'elle sert, notre travail est plutôt complémentaire et nous empêche de simplement ignorer l'existence de l'autre. Autant dire que je ne suis pas mécontent de partir  ce jour-là, aussitôt que mes obligations se terminent. Une fois dehors, je porte la main à l'intérieur de ma veste avec autant d'empressement que de frénésie. Mes doigts se referment sur le métal froid de ma flasque, que je dévisse pour la porter brutalement à mes lèvres. En quelques gorgées, j'en vide une bonne partie. L'alcool me brûle aussitôt l’œsophage et me fait un bien fou.

Je range l'objet au moment même où la fameuse serveuse quitte le bar à son tour. A ma grande surprise, elle vient à ma rencontre et commence à m'agresser. Mes yeux s'écarquillent comme des soucoupes en la voyant réagir de façon si virulente, elle dont la tendresse des traits laisse pourtant deviner une femme à l'allure et au tempérament jovials. « Euh ... On peut savoir c'est quoi ton problème ?! » je réplique du tac au tac. C'est qu'elle n'a pas fini en plus, pire elle semble tout juste commencer ! Néanmoins, mon visage s'illumine de compréhension à la suite de sa tirade. Je saisis mieux désormais les raisons qui la poussent à m'aboyer dessus de la sorte et même à me fusiller du regard depuis les premiers jours de notre rencontre. « A ce que je sache, on est dans un pays libre. Alors je vois pas pourquoi je devrais m'empêcher de dire ce que je pense. » Encore une fois, elle enchaîne. Et si elle s'était arrêtée après ça, j'aurai sans doute pu ne pas me formaliser davantage et même laisser couler.

Mais voilà qu'au moment de partir, cette grognasse me bouscule volontairement. Sans doute une de ces idiotes qui se croit tout permit sous prétexte qu'elle pense que je n'oserai pas lui lever la main dessus. Elle n'a même pas idée à quel point elle se fout le doigt dans l’œil. Mon sang ne fait qu'un tour. Je me saisis vivement de son bras pour la tirer à nouveau face à moi. « Sûr que ça te ferais pas de mal, vu l'amour que tu sembles porter à ces hérétiques. » Si jusqu'à maintenant ma voix était plutôt détachée et mon comportement aussi, le ton de celle-ci se fait désormais glacial et mortellement calme. Tout en reprenant la parole, je la fixe avec un regard meurtrier. « Écoute ... Lyra ? Est-ce que tu as une idée de ce que c'est d'être alcoolique ? Non, bien sûr que non. T'es une fille trop bien élevée pour ça, ça se voit au premier coup d’œil ... » Mon timbre se fait tremblant d'une colère froide et je prends le temps de marquer une pause pour tâcher de ne pas m'enflammer.

Je lève les mains et avec une lenteur toute calculée, mes doigts glissent sur ses épaules pour aplatir les plis inexistants de son manteau. Une simple méthode, à la fois pour l'intimider mais surtout pour m'inciter à garder mon sang-froid malgré les circonstances. Geste que je répète plusieurs fois, alors que ma voix s'élève à nouveau. « Tu vois, j'ai pas pu boire de la journée et j'ai vraiment vraiment besoin de quelques verres, là. Alors tu vas avoir la gentillesse de me foutre la paix, parce que je suis franchement à deux doigts de te coller des baffes. » Est-ce une sorte de provocation, un conseil que je lui donne ou encore un simple moyen de chercher à lui faire peur ? A vrai dire, je ne saurai pas vraiment le dire. Sans doute un peu des trois à la fois. Je la gratifie d'un petit sourire faussement aimable, puis je recule de quelques pas pour lui rendre son espace personnel. D'un geste rageur, je m'empare alors de ma flasque pour vider d'une traite ce qu'il reste de son contenu. Et voilà. A cause de cette conne, je n'aurai même pas de quoi me désaltérer durant le trajet. Autant le dire, la route jusqu'à arriver chez Ange risque de s'avérer psychologiquement aussi longue qu'intense. Je vais finir par me faire une petite réserve personnelle dans ma voiture, pour ne plus avoir à rencontrer ce genre de problème. Oui voilà. L'idée me paraît plutôt bonne, même fortement judicieuse.