Si l'histoire de Keith est parsemée de lourds nuages d'orages, elle commence pourtant sous un temps éclatant. Après une semaine pluvieuse, le quatrième jour de Décembre 1989 déposa sur Londres une onde d'apaisement et un soleil dont les rayons, fragiles et discrets, parvenaient tout de même à réchauffer "Fendeval". Nommée de la sorte en hommage à un auteur de livres fantastiques, la modeste demeure des Milton, toute en pierres s'élevait au sein d'un quartier calme de la banlieue Londonienne. Seule le bruit du bois craquant dans l'âtre de la cheminée venait perturber le sommeil de l'enfant niché dans des bras épuisés, des bras fatigués, mais ravis. Des bras de maman. Confortablement enfouie dans un rocking chair et enveloppée de plaids, la jeune femme jetait sur son nouveau-né un regard dans lequel se trouvait un univers d'amour qu'elle ne se serait jamais cru capable de connaître. Comme tu es beau, Keith, se répéta-t-elle pour la dixième, la centième fois. Ou peut-être était-ce encore plus que cela? Comme tu es beau, et comme je suis heureuse de t'avoir dans ma vie.

Les premières années passèrent, conférant au ridicule les problèmes mineurs de l'existence. Keith était en bonne santé, et ses parents s'aimaient. S'émerveillant sur tout ce qui avait trait à son développement, ils l'élevèrent de la meilleure façon qui fut; en faisant de leur mieux. Des années plus tard, et alors que lui échappèrent ces longs moments de plénitude, Keith ne parvint qu'à se souvenir de ce virage que prit leur vie de famille. Haut de six années tout juste célébrées, il ouvrit la porte à maîtresse Morosité qui toquait et vint s'incruster dans le moindre recoin de leur maisonnée. Le peu de souvenirs qu'il garda par la suite de cette période fut essentiellement composé de regards anxieux, de larmes et de bras le serrant très fort.

Sa mère décéda à l'hôpital dans la nuit de Noël, alors que la neige s'était mise à tomber et que les cantiques de saison emplissaient les rues, les églises et les radios. Une étrange période débuta, faite de solitude, de tristesse et de mots inconnus et effrayants. "Cancer", "nounou", "travailler tard". L'école que Keith avait rejoint ne lui apporta pas l'aide nécessaire et doucement, il se mit à être en retard sur ses apprentissages.
Les mois et les mots se succédèrent, plus terrifiants que les précédents et, très peu de temps après que les "goûters de seize heures" ne soient remplacés par des "hématomes", on toqua de nouveau à la porte de leur maison. Maîtresse Morosité laissa place à Mademoiselle Célia dont la main se saisit de celle de Keith et l'entraîna hors de chez lui à l'aube de sa huitième année. Encore et toujours des mots, des vertiges et de la tristesse. "Alcool" et "violence" laissèrent la place à "services sociaux" et "foyer" et une nouvelle page s'arracha.

Les jours s'étaient écoulés alors, sans se diversifier les uns des autres. Des enfants arrivaient au foyer et d'autres en partaient, certains adoptés dans de très rares cas, et quelques uns parfois placés dans des familles d'accueil, quand leur état le nécessitait. Keith n'avait jamais vu ses camarades comme des concurrents ou des ennemis et il avait toujours aidé les plus jeunes à survivre à la première semaine au foyer. Quand les yeux ne se fermaient pas de la nuit ou simplement pour évacuer les larmes. Quand chaque pensée était tournée vers l'Avant, le terrible Avant.
Dans les nuits les plus sombres, quand l'orage éclatait ou quand un sanglot difficilement retenu dans le dortoir l'empêchait de fermer les yeux, Keith tentait de se souvenir. Mais il dut rapidement se rendre à l'évidence et une paire d'année après son arrivée, les traits du visage de ses parents s'étaient effacés de sa mémoire. Et à leurs traits succédèrent rapidement le reste; comme il est rare qu'un enfant connaisse les prénoms de ses parents, William et Milena tombèrent également dans l'oubli. Ils demeureraient toute sa vie "maman" et "papa". Car si l'histoire lui avait été contée plusieurs fois par le corps enseignant et éducatif, son père ne fut jamais pour lui l'homme qui s'était noyé dans l'alcool au point où, rendu fou par le chagrin, il avait levé la main sur lui et avait tenté de mourir. Non, pour lui, son père, le vrai, l'aimant et le doux, mourut naturellement le même jour que sa mère et il ne garda comme souvenirs d'eux que quelques instants de bonheur avant l'arrivée de Morosité.

Le jour de son treizième anniversaire, sa vie prit un nouveau virage, aussi inattendu que salvateur; il rencontra Alexander. De deux ans son cadet, il décela dans son regard la même peine qu'il pouvait ressentir par instant, la même noirceur sans fond. Il n'en fallut pas plus au jeune homme pour le saisir sous son aile et tenter d'effacer les brumes sombres qui peuplaient son esprit. Avec Alexander il goûta à l'amitié sincère, au besoin et il connut le monde de la magie. Mais ce qu'il en décela le dégoûta au plus haut point lorsqu'il apprit l'histoire de son ami. Il avait été jeté là, abandonné car ses parents étaient morts ou plus en mesure de s'occuper de lui. L'idée qu'on puisse soustraire à sa vie son propre enfant, pour motif qu'il ne correspondait pas à l'image qu'on en avait eu, ou à ce qu'on souhaitait en faire lui tirait des frissons de colère et il ne put qu'alimenter dans leurs premières discussions la haine d'Alexander à l'encontre de sa "famille." De nouveaux mots s'ajoutèrent à sa collection; "choix", "injustice" et "haine".

Mais il était sa famille maintenant. Et Alexander était la sienne.

Les premières nuit de son camarade furent plus difficiles que pour beaucoup d'autres enfants passés par le foyer et il arriva à Keith de rapprocher leurs lits, et de lui raconter des histoires fantastiques, de celles qu'on ne trouve que dans les livres et auxquelles ils aspiraient, tristement retenus dans leur chaos quotidien. Il goûtait là la délicieuse expérience de grand frère que la vie avait précocement avorté pour lui et en retirait, au delà d'un bien-être personnel, un puissant amour pour Alexander. Puissant et potentiellement dangereux, car les foyers d'enfants ne sont pas les milieux les plus tendres et il lui arriva parfois de faire usage de ses poings pour défendre son "petit frère" qui se faisait martyriser par les plus grands.

Vint la majorité et il quitta Greenwood. La vie des grandes personnes devint son quotidien et s'il avait promis à Alexander qu'il pourrait vivre avec lui à sa propre majorité, il ne lui raconta jamais la galère par laquelle il passa. Après les foyers de sans domicile fixe et les squats délabrés, l'aide sociale finit par lui trouver un travail de barman et finalement, la vie devint plus douce. Il emménagea dans un appartement qui n'en avait que le nom, tant il était insalubre et ses journées trouvèrent un rythme dont la monotonie finit par l'enchanter. Il travaillait, il rencontrait des gens, se perdait dans ses rencontres, dans les aventures de ses clients, rentrait chez lui et partageait son lit avec une femme, rarement la même. Parfois, au creux de la nuit, il écrivait une lettre à Alexander et, chaque jour, il ouvrait sa boîte aux lettres, curieux et impatient. Ils se virent peu durant cette période, car le foyer n'autorisait que rarement les visites aux mineurs mais leur lien ne se ternit pas.

Quelques jours avant qu'Alexander le rejoigne, deux hommes entrèrent dans le bar où il travaillait. Costume noir, allure lugubre, ils faisaient un effarant contraste avec Keith et les clients enjoués présents. Ils se présentèrent, déposèrent devant eux un dossier et repartirent, enfermant pour longtemps dans leur mallette en cuir sombre le sourire si précieux du jeune homme. Son "père" était décédé également et alors qu'il n'y avait plus songé depuis un moment, de nombreux souvenirs le rattrapèrent; qu'il chassa d'un mouvement agacé de la tête. Son père était parti, emportant avec lui toute chance de retrouvailles et d'explications. Cirrhose. Il a réussi à mourir, finalement. Il s'est empoisonné au point d'en crever.
il trouva dans le dossier un fichier médical, un fichier notarial et une lettre. Dans le fichier médical, des relevés qu'il ne comprit pas. Dans le fichier notarial, un ordre de succession l'informant qu'il était à la tête d'un joli capital hérité. Et une lettre qu'il n'ouvrit jamais.

Alexander finit par le rejoindre et Keith investit l'argent de son père dans un bar. Ils le décorèrent selon leur goût, employèrent les gens qu'ils voulaient auprès d'eux. Les années les plus douces de leur vie s'écoulèrent avec une lenteur aussi agréable que souhaitée; enfin, ils étaient libres de vivre leurs aventures. Et aventures il y eut, car le duo était festif et la gente féminine comme masculine promptes à souhaiter percer le secret derrière leur magnétisme.
S'ils avaient discerné les ténèbres derrière leurs pupilles, l'étau de fer enserrant leur cœur, peut-être ne s'y seraient-ils pas risqués. Il arrivait parfois à Keith de regarder Alexander et d'être pourtant convaincu de son bonheur total et prégnant. S'il avait su ce qui allait se produire, peut-être aurait-il passé plus de temps à chérir leurs instants.

Et puis de nouveau, l'éclair dans le ciel pourtant sans nuage. La disparition et l'attente. La peur, l'incompréhension face au peu de moyens employés pour le retrouver. La terreur enserrant le cœur, le corps, celle qui fait mal à l'âme et qui empêche de vivre. Il sortait des heures durant appeler Alexander dans les rues, bien que cela soit inutile. Il n'était pas parti, il ne pouvais pas être parti. Keith savait au fond de lui que quelque chose de grave était arrivé. Car jamais, jamais son ami ne lui aurait infligé un nouvel abandon, jamais encore il n'aurait laissé Keith croire qu'il n'était rien pour personne et qu'on pouvait se soustraire à sa présence sans mot, sans un regard en arrière. Jamais il n'aurait fait ça, se disait-il. Jamais il n'aurait fait ça, répétait-il aux flics qui lui demandaient encore s'il n'avait pas fuit avec une femme. Jamais il n'aurait fait ça, se morigénait-il lorsque, seul face au miroir, il osait se demander à voix haute Et s'il l'avait fait...?.

Et il finit par réapparaître, quatre mois plus tard, terriblement amaigri, battu, les cheveux dégueulasses et l'âme piétinée. Le soulagement mesquin qu'il avait ressenti à la nouvelle qu'il ne l'avait pas abandonné céda la place à une colère sourde et profonde, face aux mauvais traitements qu'il avait subi. Leur bulle avait éclaté et celle qu'il essaya de rebâtir était trop fissurée, en trop mauvais état pour contenir en entier ce qu'ils étaient, ce qu'ils avaient été. On ne battît pas une maison sur des ruines. Leur bulle céda à de nombreuses reprises et il tenta de la consolider, puisant sa force dans la main d'Alexander qu'il serrait fort dans la sienne. Mais les cauchemars liés à sa séquestration, la peur, l'alcool et la drogue qu'il consommait depuis son retour finirent par avoir raison d'Eux.

Quand Keith le supplia d'entrer en centre de désintoxication, Alexander balaya ses inquiétudes de la main. Quand il tentait de le ramener d'un cauchemar et qu'il se confondait dans son regard transi de terreur, Alexander le chassa de sa chambre. Quand finalement, il y eut l'abus de trop, et qu'il le renvoya du bar, le lien qu'il croyait incassable, inébranlable, céda. Il sortit du bar sans un mot, sans un regard et quand enfin, Keith put rentrer chez eux quatre heures après, il trouva l'appartement vide.
Alexander avait fait ses affaires et l'avait fui, sans un regard en arrière, sans un mot.

Et Keith qui pensait son ciel définitivement bleu, connut de nouveau les orages. Les nuits ne le reposèrent plus, la nourriture ne l'alimentait plus. Il se fit le tragique et funeste bilan que de toutes façons, les gens qu'il côtoyait finissaient toujours par partir. Et lorsqu'il arrêtait de s’apitoyer sur son sort alors celui de son ami, de son frère lui revenait en tête. Où est-il? Est-il en sécurité? Avec qui est-il? Se nourrit-il? Dort-il dans un lit, au chaud?

Les appels restèrent sans réponse, les messages non lus. Et nuit après nuit, fumant sur son balcon, il guettait les bruits dans les ténèbres, à la recherche d'un discret coup toqué à sa porte ou d'une voix qui lui manquait plus que de raison qui lui demanderait d'ouvrir..