Le 20 juin 1997. .  Le jour de ta naissance, il faisait une chaleur incroyable dans le Bronx. La canicule faisait rage depuis quelques jours. La plupart des gens profitaient du beau temps pour sortir, se divertir, se promener et glaner au soleil, tout en mangeant une glace et en buvant une citronnade. Pourtant, il y avait bel et bien une famille pour qui ce n'était pas vraiment le cas. Cette famille était enfermée dans la salle d'accouchement d’un des hôpitaux du quartier, et on pouvait entendre des cris à intervalles réguliers. Joanne Moore, épouse de Will Moore, poussait un dernier soupir de soulagement en mettant au monde son premier enfant, toi. La sage-femme déclare : « C'est un garçon ! » Ta mère, magistrate, et ton père avocat des affaires, militaient depuis des années pour la cause des personnes de couleurs et s’étaient exilés aux Etats-Unis depuis maintenant quatre ans. Originaires de Londres, cette mission humanitaire leur avait pris tout leur temps. Et c’est sans le vouloir, sans l’avoir planifié que ta mère tomba enceinte, mais ils t’accueillirent dans leur famille avec amour et tendresse.


Tu as cinq ans. .  Vous vous promenez tous les trois dans Central Park. Il ne se situe qu’à trois pâtés de maison de votre appartement, vous y venez très souvent. Ta main droite tient fermement celle de ta maman, l’autre est bien trop occupée à tenir maladroitement une barbapapa. « Maman, regarde dans le ciel ! » Ta mère suit des yeux ton regard. « Un nuage en forme de barbapapa ! » Ton père, qui vous suit à vélo, pose le pied à terre pour regarder à son tour. « Où ça ? Je ne vois rien. » demande-t-il, ses doigts formant une visière auprès de ses yeux pour mieux voir malgré le soleil. « Là ! » surenchéris-tu. Tes parents plissent des yeux. Ta mère dit : « J’vois rien non plus ! » Tu commences à t’énerver : « MAIS SI, LA ! » dis-tu en tendant la main. Et hop, la barbapapa en plein milieu du visage de papa. L’air effaré, tu es tétanisé, tu as peur de te faire gronder. Ta maman éclate tellement de rire que tu te détends et ris à ton tour, tes petits doigts attrapant la barbapapa que tu peux pour la fourrer dans ta bouche.


Tu as neuf ans. .  Cela fait désormais un an que ta famille est revenue en Angleterre. Le mal du pays, c’est ce qu’ils ont dit. Après onze ans de bons et loyaux services, le désir de revoir leur ancienne patrie et se rapprocher des amis avaient été plus forts que tout. Ce n’est pas sans curiosité que tu as découvert ce pays que tu ne connaissais avant que de nom : après tout, tu n’y étais jamais allé. Tes parents étant chacun fils et fille unique, il n’y avait pas eu de famille à venir rendre visite. Tu as conservé ton accent américain, ce qui fait rire tes parents. Assis en tailleur sur le canapé du salon, un plaid sur les genoux, un chocolat chaud entre les mains, tu regardes avec attention le dernier dessin animé de Disney et suit les aventures fabuleuses de Marin et Dory qui cherchent ce pauvre petit Némo. Tu te dis que cela doit être horrible d’être seul, perdu au beau milieu de l’océan. Némo a du avoir si peur.

"si je n'ai rien de toi, si je n'entends plus ta voix, je redeviens l'enfant, abandonné, crevant, dans sa chambre au bout du couloir."

Tu as douze ans. .  Tu repenses avec douleur à Némo. Maintenant, Némo, aujourd’hui, c’est toi. Mais tu n’as pas uniquement perdu ta mère mais aussi ton père. L’incendie de l’immeuble où ils travaillaient tous les deux a fait 12 morts et 43 blessés. Ce sont tes parents dans ces boîtes rectangulaires en bois qui vont bientôt finir six pieds sous terre. Les larmes coulent sans s’arrêter sur tes joues rougies, tes yeux sont si fatigués de pleurer qu’on ne discerne plus la moindre couleur de tes iris. La vie est injuste, tu viens de le comprendre. Tu le savais déjà avant ; lorsque ta mère et ton père n’arrivaient pas à faire condamner des meurtriers ou des violeurs. Mais ce n’est qu’aujourd’hui, alors même qu’un gosse de douze ans est seul pour dire au revoir à ses géniteurs que tu comprends réellement que la vie est injuste : elle est si injuste qu’elle t’a enlevé les deux seules personnes au monde qui comptaient pour toi. Vos vies étaient pourtant si simples, si heureuses. Une vie de conte de fée. La descente aux enfers n’en est que plus difficile.

Tu as toujours douze ans. .  Tu traverses le hall d’entrée du foyer avec une petite valise ne contenant que le strict nécessaire. Comme si cela ne suffisait pas, le juge a refusé que tu vives seul au domicile de tes parents (ce qu’il ne faut pas entendre !) et a décidé que tu irais en foyer ou en famille d’accueil jusqu’à ta majorité. Tu n’as plus de famille, plus personne sur qui compter. Tu es totalement perdu, comme un enfant à qui on ne tient plus la main. Lorsque ta vie te semblait toute tracée (oui, on dirait il a cinquante ans le gamin) et que tous tes repères s’écroulent, que te reste-t-il ? Il te reste peut-être les souvenirs. Ce sont ces souvenirs heureux qui te maintiennent en vie, qui te permettent de ne pas sombrer encore un peu plus dans les abymes. Tu sais que tu es en dépression, les cachets du pédopsychiatre sont là pour en attester. Tu broies du noir, tu as parfois envie d’en finir. Tu n’as plus envie de vivre. Tu entres tout tremblant dans la chambre du foyer qu’on vient de t’attribuer et découvres une petite pièce avec une toute petite fenêtre qui laissait apparaître que peu de lumières, une armoire dans le fond, deux bureaux accolés sur le côté droit, un lit superposé sur le côté gauche et un jeune homme affalé sur le lit du haut. Bref, on se croirait en taule. Le garçon quitte son livre dans lequel il est profondément plongé pour te jeter un regard en biais. Un sourire se dessine sur ses lèvres tandis qu’il se présente : « Salut, moi c’est Jordan. » Tu lui grommelles un bonjour sans grande conviction et t’affales sur le lit du bas, la tête dans le coussin, prêt à pleurer à nouveau. Tu sors rapidement ton Ipod et glisses les écouteurs dans tes oreilles. La voix du chanteur d’Aerosmith te hurle la chanson Dream On, et ton esprit sombre encore plus loin dans la mélancolie. Une main te retire un des écouteurs. Jordan est descendu du lit, tu ne l’as pas entendu. Mais qu’est-ce qu’il te veut… Tu veux simplement qu’on te laisse tranquille. « Je suis là si tu as besoin. » Ces simples mots te redonnent espoir.

"une chance que j't'ai, je t'ai, tu m'as, une chance qu'on s'a... Tu panses mes bleus, tu tues tous mes papillons noirs"

Tu as toujours douze ans. .   « Regarde. À la fin du livre, tout se finit bien ! » Tu dodelines de la tête, riant à moitié. « Mais comment tu peux lire de la merde pareil Jordan, j’comprends pas ! » Indigné, il dit : « DE LA MERDE ???? Comment oses-tu parler ainsi de Shakespeare ? » L’amour de Jordan pour la littérature est sans égal, jamais tu n’as vu une personne lire autant de livres en une seule journée. La chambre ressemble davantage à une bibliothèque. Une bataille de coussin débute rapidement entre vous et les rires fusent sans qu’on ne puisse les arrêter. Des livres empilés sur le bureau finissent par terre sans qu’aucun de vous ne se donne la peine de les ramasser, vous êtes bien trop occupés. Auprès de lui, tu as retrouvé le goût à la vie, tu as découvert un frère, un ami, un modèle. Il n’est pas si parfait que tu ne le laisses entendre, mais pour toi, il est tout ce qu’on peut désirer. Sa présence auprès de toi rassure et te permet d’avancer.


Tu as quatorze ans. Cela fait quelques mois que tu as quitté le foyer et que tu résides chez les Tallec. C’est ton anniversaire. Les voisins avec qui tu discutes parfois sont présents, ainsi que le frère d’Alexandre ainsi que sa femme. Leur fille, Ludivine, n’est pas venue. Elle est dans une école spécialisée tu ne sais pas trop où. Tu souris tandis que Florence t’apporte le gâteau d’anniversaire tout en chantant à tue-tête.  Tu souffles tes bougies d’un coup et ouvre ton cadeau. Ils te sourient en te laissant découvrir un nouvel Ipod. Cela fait maintenant six mois que tu as rejoint leur maison. En tant que famille d’accueil, ils t’ont donné toute la sécurité et l’amour qu’ils pouvaient. Tu es retourné au collège même si ce n’est plus le même que celui que tu fréquentais avant, mais ce n’est pas grave. Celui-ci est proche du domicile des assistants familiaux, c’est bien le principal. Tu les remercies chaleureusement pour le cadeau, ils savent à quel point tu apprécies la musique. Il n’est pas rare que tu pousses la chansonnette à la maison.


Tu as encore quatorze ans. C’est bientôt la fin des vacances d’été. Florence et Alexandre t’ont emmené chez les parents de Ludivine, il y a un petit repas avant son départ pour son école. Tu fronces les sourcils. Depuis que tu habites chez les Tallec, tu sens que quelque chose ne va pas chez cette fille. Tu entends les murmures, les discussions qui s’arrêtent lorsque tu entres dans la pièce. Ils ont un secret, tu le sais. Tu ne cherches pas vraiment à en savoir davantage, tu comprends à quel point cela peut être difficile d’être différent ; toi-même, en tant que jeune métisse, tu n’as eu de cesse toute ton enfance de te forger un caractère fort pour surmonter les railleries. Peut-être est-elle dans une école spécialisée pour personnes en situation de handicap ? Pourtant, lorsque tu la regardes, elle a l’air on ne peut plus normal.

"une famille a besoin d'amour, pas d'ADN"

Tu as toujours quatorze ans. C’est Noël. « Mais tu déconnes !!!! Pour de vrai ??? Les dragons existent pour de vrai ? » Tu tombes des nues. Cela fait maintenant quatre mois que tu as percé à jour les secrets de Ludivine. Finalement, elle était vraiment dans une école spécialisée, mais pas pour les personnes en situation de handicap, mais plutôt pour les personnes avec des compétences extraordinaires. La magie. Les sorciers. Tout cela est un monde nouveau pour toi. Et c’est Ludivine qui t’a tout montré. Au début, tu étais extrêmement suspicieux (il paraît que c’est une forme d’intelligence, enfin, c’est ce qu’on t’a dit) ; après tout, la magie, ça n’existe pas ! Enfin, c’est ce qu’on dit à tous les jeunes enfants qui veulent y croire. On nous rabâche toute notre enfance avec des histoires à la mords-moi le nœud comme la petite souris, les cloches de Pâques et pire, le putain de Père-Noël où l’on nous fait miroiter que la magie peut exister avant de détruire toutes les illusions des enfants. Mais c’est la réalité. Tu découvres ce nouveau monde petit à petit, tout en comprenant bien que cela doit rester secret, Ludivine a été plutôt claire là-dessus, c’est une marque de confiance qu’elle t’accorde, et tu respectes cela. Elle t’a tout montré : sa baguette, les livres de cours, les potions, les animaux fantastiques. C’est si étrange de se dire que tout cela existe pour de vrai. Le premier livre que tu as demandé c’est celui de l’histoire de la magie, tu avais pensé qu’il fallait débuter par ça. « Mais oui ! Plus que je te le dis ! » Les yeux ébahis, tu demandes :   « Et ils sont comment ? Genre comme les dragons dans Shrek ? Ou plutôt genre le dragon dans Eragon ? Tu n’aurais pas une de tes photos magiques-là qui bougent ? » Il y avait tant à apprendre, tant à voir, tant à connaître.


Tu as seize ans. Malheureusement, pauvre petit moldu que tu es, tu ne peux pas, comme Ludivine, transplaner ou utiliser un balai volant. Tu dois donc te résoudre à passer le permis de conduire. Dommage, aller d’un endroit à un autre grâce au transplanage doit être extraordinaire. Parfois, tu envies Ludi d’avoir cette chance incroyable. Mais cela ne sert à rien de jalouser, cela ne changera pas le fait qu’il n’y a aucune once de pouvoir magique en toi. En tout cas, il doit y avoir une certaine malchance dans ton pied gauche qui ne parvient pas à débrayer correctement. « Doucement Jonas, doucement, tu relèves le pied trop rapidement. » dis Florence. Ta tête va exploser. Regarder dans le rétro, appuyer sur les pédales, rétrograder en temps et en heures, mettre les clignotants, c’est si difficile de conduire !


Tu as dix-sept ans. Jordan est en ligne, il veut sortir en boîte. Vous avez continué à vous parler bien après votre sortie du foyer. Il travaille en tant que libraire maintenant, mais il a gardé une part de folie en lui, ce petit grain qui t’entraîne toi aussi dans des nuits de débauche. Depuis que tu peux conduire seul, tu découches beaucoup mais tu préviens toujours Alexandre et Florence. Ils sont sympathiques mais fermes et n’accepteraient pas que tu fasses n’importe quoi. C’est dans leurs règles. Tu dois toujours les prévenir. Le téléphone collé à l’oreille, tu t’approches de Florence qui est en train de repasser le linge. « Attends, faut que je demande à mes par… » Ta voix s’arrête, alors que tu arrives devant elle, te rendant compte que tu allais dire ‘parents’. La gorge sèche, déstabilisé, tu ne dis plus rien. Florence te regarde, tu ne sais pas si elle a entendu. Elle attend que tu dises quelque chose. « J’peux sortir avec Jordan ce soir ? J’dormirai chez lui ? » Alors que Florence acquiesce doucement, bien trop doucement, tu te retires dans ta chambre.


Tu as dix-huit ans. La maison est décorée avec un milliard de ballons. Le champagne dans toutes les coupes, les petites fours et vol-au-vent sur toutes les tables, une immense banderole avec un seul mot écrit dessus ‘FÉLICITATIONS’. « Attends attends ! Je n’ai pas eu le temps de prendre une photo ! » demandes Alexandre, un large sourire aux lèvres. Ils sont si fiers. Tu viens d’obtenir avec brio ton A-Level. Ton diplôme bien mis en valeur dans un cadre, tu poses sur la photo tandis que la famille Tallec applaudit le nouveau diplômé. Les parents de Ludivine sont présents, tout comme elle ; ils trinquent à ta réussite, à ta santé, à ton avenir qui s’avère brillant. Tu as appris il y a dix jours que tu étais accepté dans l’école d’ingénieur que tu as choisie.

Un sourire immense sur ton visage, tu ne peux t’empêcher de penser que tu vas bientôt partir de cette maison qui fut pendant 5 ans ton foyer. Tu es majeur maintenant (du moins, la majorité moldue). C’est ce qu’avait dit le juge. Tu es maintenant assez vieux pour aller en internat ou en foyer jeune travailleur. Ce n’est pas un sujet que tu aimes aborder avec ta famille d’accueil, ils n’y ont jamais fait allusion et toi non plus. Le lien que tu as tissé avec ces deux personnes te semble indéfectible. Tu as trouvé en eux des substituts parentaux idéaux. Jamais tu n’aurais pu imaginer mieux tomber. Ils ne sont pas tes parents ; leur souvenir demeure impérissable dans ta mémoire, mais Alexandre et Florence se rapprochent désormais le plus de ce qu’on peut attendre d’une famille. Tu as parfois mal au cœur pour eux, eux qui n’auront jamais d’enfants du fait de problèmes médicaux. Ils sont si doux, si gentils. Et puis, il y avait Ludivine. Elle se rapproche davantage d’une sœur que d’une cousine pour toi : tu es très attaché au lien qui vous unit. Tandis que tu termines de prendre un milliard de pose, faisant dix mille grimaces en réponse à Ludivine qui te rend la pareille derrière l’objectif, tu essaies de chasser cette pensée de ta tête. Tu attrapes le bras de Ludivine pour qu’elle vienne à tes côtés et Alexandre vous mitraille à nouveau. Puis, Ludivine, comme par magie (vous avez compris ? lol), sort un cadeau de nulle part que tu t’empresses de déchirer. « OH YES LES BASKETS QU’ON A VU L’AUTRE JOUR CHEZ NIKEEEEEEEEEEEEEE ! » Tu enlèves les mocassins que Florence a tenu que tu portes pour la cérémonie de remise des diplômes alors que tu les détestes. Tu hausses les épaules en la regardant et en riant : « Ah bah désolé, c’est un cadeau, faut bien que j’essaie ! » Les chaussures mises au pied, tu commences à parader dans toute la maison en t’admirant dans le miroir de l’entrée. Beau gosse le diplômé. Les rires ne s’arrêtent pas dans la maison, donc tu continues à faire le clown. Puis, c’est Alexandre qui te tend une longue enveloppe. Tu espères que ce n’est pas de l’argent. Tu es toujours gêné quand c’est le cas. Tu ouvres délicatement et tu es rassuré en voyant que c’est une lettre. Ouf, pas des billets. D’un ton surjoué et cérémonieux, tu commences à lire : « ‘’Jonas. Tu vis auprès de nous depuis maintenant cinq années.’’ AH BAH OUI, CINQ ANS QUE JE VOUS SUPPORTE OUI ! » dis-tu en riant, faisant l’idiot. Tu reprends : « ‘’Par cette lettre, nous souhaitons officiellement te demander de devenir notre’’… » Le sourire a disparu de tes lèvres, ta voix se mure dans le silence. Il n’y a plus un seul bruit dans la pièce. Les yeux plissés sur les mots qui y sont écrits, tu relis trois fois la lettre entièrement, pas totalement certain d’avoir compris. Tes mains tremblent. Tu restes bloqué sur le mot fils, fils, fils.. Ta gorge est sèche, tu ne sais plus quoi dire. Les mots restent noués au fond de ta bouche. Tu fonds en larmes.

"Tonight, I just want to take you higher, throw your hands up in the sky. Let's set this party off right."

Tu as vingt-et-un ans. « Allez bois bois bois bois bois BOIS BOIS BOIS !!! » hurles-tu tandis que Jordan finit son verre cul sec sans ménagement. « OUAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAISSSSSS ! » Des applaudissements fusent dans toute la salle. Oui, il a bu son verre, tout le monde est content, c’est ce qu’il se passe dans les fêtes étudiantes. La musique est si forte que tu dois te pencher vers Jordan pour lui dire : « Mais putain comment elle est géniale cette soirée ! » Tu le sens gros comme une maison, tu vas encore finir torché. Heureusement que le métro est juste à côté et l’appart de Jordan n’est pas loin. Vous riez ensemble comme deux amis complètement ivres qui se marrent ensemble sans aucune raison. Tu soutiens Jordan, qui est sur le point de rendre ce qu’il vient de boire. « AH NON JORDAN ! Vomir c’est tricher ! » lui hurles-tu dans les oreilles. C’est ce qu’il dit à chaque fois que cela t’arrive. Tu lui tends un verre d’eau pour que ça passe vite. Une fille vous regarde au loin et vous fait de l’œil. « Mec, t’as une touche. » dit-il, la voix pâteuse, légèrement agacé, il faut dire que tu en ramènes une quasiment chaque soir, ça doit énerver au bout d’un moment. Tu n’y prêtes pas attention et lui ressers un deuxième verre d’eau. Après l’avoir bu, Jordan se redresse et t’emmène vers une autre pièce. Il y a Arthur qui s’amuse avec des aiguilles à faire un tatouage à tout le monde. « Vas-y, on se fait un tatouage. » Tu rigoles : « T’es fou, ma mère va me tuer ! » Et tu l’emmènes dans le salon pour qu’il s’assoie, sans se douter que trois heures après, complètement bourré, tu te feras tatouer sur l’avant-bras des initiales totalement pétées, J+J forever, et que Jordan en fera de même. Tu ne te doutes pas non plus à ce moment-là que Florence te tuera le lendemain, ni même que tu recommenceras la semaine d’après, devenu complètement accro aux aiguilles.


Tu as vingt-deux ans. Les lunettes sur le nez, penché sur un ordinateur que tu es en train de démonter dans ta chambre, Florence arrive et te dépose un petit déjeuner sur le bureau. « Chéri, faut que tu arrêtes de passer des nuits blanches sur tes projets pour l’école et que tu penses à manger un peu. » Tu relèves la tête et l’embrasses sur la joue pour la remercier : « Merci Maman. Mais ne t’inquiète pas. J’suis juste un peu en retard mais ça va le faire. » Elle sourit quand tu l’appelles maman. Cela est venu naturellement au fil des années, sans te forcer. Florence est pour toi comme une seconde maman, même si tu n’oublies pas celle qui t’a mise au monde. Parfois, tu trouves cela injuste ; des gens merveilleux comme les Tallec qui ne parviennent pas à avoir d’enfants… Pour autant, tu remercies tous les jours le ciel que ce soit le cas : s’ils avaient pu, tu ne serais pas leur fils. Tu te demandes s’ils regrettent parfois. Même si tu es sérieux dans tes études, tu en fais des conneries. Surtout depuis trois ans, avec Jordan, cela devient n’importe quoi.


Tu as vingt-deux ans. « Regarde-ça ! » Une énième fête, une énième soirée. Tu cours le long de la piscine et effectue une magnifique bombe, emmerdant une dizaine de filles qui se plaignent alors que tu as mouillé leur coiffure. Tu t’en fiches, on ne va pas dans une piscine sans mettre la tête dans l’eau voyons. Que c’est con. Jordan te rejoint quasi systématiquement, faisant hurler une fois de plus les nanas. Tu te plies de rire et tu bois la tasse. Vous vous chamaillez dans l’eau pendant quelques minutes avant de vous appuyer tous les deux sur le bord de la piscine où tu déclares : « Mec, je suis totalement, mais totalement, mais totalement mort de chez mort. » Jordan rigole et marmonne un truc que tu ne comprends pas. Tu plisses des yeux pour mieux le regarder. La nuit est tombée mais les lumières de la terrasse éclairent son visage. Ton cœur se serre. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Tu ressens un truc bizarre depuis quelques mois. Un truc bizarre qui ne cesse de grandir. « Jordan ? » Il te regarde du coin de l’œil : « Mhum. ? Sans comprendre ce que tu fais, tu te penches vers lui et lui voles un baiser. Il ne réagit pas, tu recommences ; il est bourré, il ne se souviendra de rien. Alors que tu te rapproches de lui, il te repousse. On dirait qu’il a dessoulé en deux secondes. « Mais tu me fais quoi là ? » Tu te confonds en excuse, ne sais plus quoi dire. Il sort de l’eau en moins de temps qu’il ne faut pour te le dire, te laissant seul. Sans savoir pourquoi, mais tu te sens à nouveau comme Némo dans l’immensité de l’Océan.


Tu as vingt-deux ans. Allongé comme une loque sur ton lit, tu attends que le temps passe, amorphe. Tu entends ta mère téléphoner à quelqu’un et dix minutes plus tard, une jolie tête blonde vient s’asseoir auprès de toi. Sa main caresse doucement tes cheveux crépus tandis que les larmes se permettent enfin de couler silencieusement sur tes joues. Ludivine ne dit rien, mais sa présence est déjà tout. Elle comprend. Elle reste là pendant ce qui te paraît des heures avant que tu oses t’asseoir sur le bord du lit. Elle te prend dans ses bras et te murmures qu’elle est là pour toi. Jordan n’a plus écrit depuis des semaines. Depuis l’incident dans la piscine. Tu te sens seul, terriblement seul. Ton premier chagrin d’amour.

Tu as vingt-trois ans. Le secret magique n’est plus. Ludivine est inquiète, tu le vois bien. Elle a peur et toi aussi. Un groupe d’extrémistes qui se nomment les Blood Circle veulent passer à l’offensive et détruire tous les sorciers. Pire, un de leurs membres vient d’être élu premier ministre. Tu soupires en pensant aux abrutis qui ont voté pour lui. La politique par la peur, tu connais, tu as déjà donné. Tu ne comprends pas comment on peut être stupide à ce point, comment on peut vouloir la suprématie d’un peuple sur un autre. Tu as une impression de déjà-vu, en tant que jeune homme métisse, tu sais à quel point les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Les mentalités évoluent, c’est certain, mais pas assez vite à ton goût. La cause des personnes de couleur est entamée depuis déjà plusieurs siècles, alors tu te doutes que celles des sorciers ne se terminera pas de ton vivant. Il en faut des décennies pour que les gens cessent d’avoir peur de ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.


Tu as vingt-trois ans. Le stress est immense tandis que tu pénètres dans la start-up où tu vas désormais travailler à mi-temps. Ton dossier scolaire est quasi exemplaire, si on retire la partie bavardage et conneries en tous genre (bref, il n’est pas si exemplaire que ça en fin de compte). Tu sais que ton comportement ne facilite pas les choses, c’est déjà la troisième boîte qui refuse ton alternance à cause de ça alors que tes notes sont excellentes. Cette fois, tu dois faire bonne impression. Tu as mis toutes les chances de ton côté et espères bien décrocher un boulot de rêve qui te permettrait de vivre à Londres et d’avoir ton propre appartement. Ce serait déjà le début de l’indépendance.

"Mais ne me regarde pas comme si c'était facile, tu sais bien que moi, je ne suis pas si docile. Si tu savais comme ça me coûte de ne pas te montrer mes doutes"

Tu as vingt-trois ans. L’aiguille martèle ta peau avec précision tandis que tu regardes Ludivine qui semble effrayée. Elle l’est parce que dans cinq minutes, c’est son tour. C’est son idée, pour autant, elle flippe un max. Tu sais qu’elle ne le ferait pas si elle n’en avait pas envie, mais la voir dans cet état te fait doucement sourire. Tu exagères la douleur à chaque fois que le tatoueur pose l’aiguille sur ta peau : « Outch ! Aïe ! Ouïe ! » ce qui finit de détendre Ludi. Cela fait longtemps que tu ne souffres plus pour ça, tu t’es habitué à la douleur, des dizaines de tatouages ornent désormais tes bras, ton torse. Mais celui qui est en train d’être fait est spécial, c’est Ludivine qui a choisi le motif. Une fleur, avec vos initiales de prénom. Quelque chose de très simple ; mais qui lui ressemble. Toi, cela ne fera qu’un autre tatouage à admirer sur ton corps. Tes yeux glissent sans le vouloir vers ton premier tatou. Tu n’as pas voulu le recouvrir. Jordan fait partie de ton histoire.


Tu as vingt-trois ans. Tu fais un selfie que tu postes sur ta story Instagram. Des dizaines de filles likent la photo en quelques minutes et tu souris, ravi de voir à quel point tu continues de plaire ; les muscles et les tatouages, c’est le combo parfait. Tu montes sur le tapis de courses et commences à courir, augmentant peu à peu la vitesse tandis que la musique résonne dans tes AirPods et t’insuffle la force de continuer, un peu plus vite à chaque fois. Après le boulot, tu viens souvent te défouler ici. Ici, ou au bar, ça dépend. Et puis, ça te permet de faire des rencontres… Pour l’instant, aucune femme, aucun homme, ne parvient à faire flancher ton cœur comme l’a fait Jordan. Un pincement te submerge. Tu avais promis que tu n’y pensais plus. Tu augmentes la vitesse à 15km/h et le son dans tes oreilles.