"Je suis pas très jolie. Je suis pas trop moche non plus. Au final. Je suis comme eux." La première fois que je les ai vu, j'ai ressenti un trouble entier dans tout mon être. Parce qu'ils étaient fascinants. Parce qu'ils étaient le reflet du spectacle carmin qui avait marqué mon esprit à jamais. Je savais qu'ils existaient. J'avais vu des images dans les livres. Mais rien n'était comparable. Cette grâce qui traversait ce corps squelettique. Cette fierté. Ce caractère noble. Ils étaient magnétiques. Je me sentais attirée. Leur souffle passant à travers leurs naseaux, leurs sabots claquant la terre sèche, leur démarche raffinée. Le trouble. Les messagers de la mort perçue. Des carcasses qui semblaient décharnées. Dualité déconcertante. Réconfortante. Attirante. Ils avaient toujours été là. Fiers et élégants mais peu de personnes les voyaient. Je me sentais comme eux. Invisible. Avec tant de choses à prouver. Je n'étais qu'un maillon dans la chaine. Si entourée et pourtant déjà si isolée. La vie de saltimbanque est exaltante. Envoutante. Passionnante. Déroutante. Impitoyable.
Je m'appelais Alejandra. Depuis que ma main a frôlé leurs ailes, je suis devenue Mahra.
Je suis née au Mexique. A Valladolid. Ca te fait une belle jambe ? Parait que c'est joli. Je connais à peine. J'ai vu tant de villes sans vraiment les voir. Celle où je suis née, ce pays qui berce notre cirque, le Nuestra Familia, n'est qu'une contrée de plus. Je me sens partout chez moi. Il suffit d'une tente. Voir passer des jongleurs, des acrobates, des dresseurs. C'est mon quotidien depuis que je suis sortie du ventre de ma mère. Je n'ai jamais manqué de rien même si nous vivions chichement. Tu vois ce que je veux dire ? Pas une enfance malheureuse. Rien d’exceptionnel si ce n'est qu'on déménageait toutes les deux ou trois semaines. Je parle plusieurs langues. Enfin, je me fais comprendre. Si l'anglais est presque courant et sort naturellement d'entre mes lippes, il parait que si tu tends l'oreille tu peux entendre le Mexique chanter. Parce qu'on a beau être partout et nul part, c'est d'la d'où on vient.
Les Vargas, famille de Sang-Pur Mexicaine qui fricote avec les mangemorts pour mieux avancer dans le monde selon eux. Les Vargas. Qui ont érigé le Nuestra Familia. Héritage porté par mes géniteurs.
Mais ça je l'ai vraiment compris quand j'ai eu seize ans. Je vivais dans une bulle. Une bulle étrange, aux mœurs décalées. Pour la plupart des sorciers, ma vie devait sembler décadente. Des parents trop laxistes, l'école à 'domicile'. Je n'ai jamais côtoyé les bancs de l'école. Pas eu de camarades, pas eu de maisons comme toi. J'avais le cirque et ses enfants. On était plusieurs de mon âge. Je me suis jamais ennuyée. Et si mes parents désespéraient de me trouver un don pour le spectacle, j'étais malgré tout heureuse. Alejandra était certainement simple. Niaise.
Elle a commencé à ouvrir les yeux lorsque j'ai compris. D'où venait les financements de notre cirque, comment une vie devenait une monnaie. Ben ouais. C'sont des frais tout ça. Les tentes, la bouffe, le matériel. J'ai compris. J'ai compris que mon illusion idyllique était un voile sur la vérité. Sérieusement, comment je pouvais croire qu'on était tous sur un pied d'égalité chez nous ? Comment je pouvais imaginer qu'on trempait pas dans l'argent sale, l'argent facile. Pire encore... Qu'au détour de certains pays, les idéaux mangemorts s'étaient greffés dans cette régence silencieuse ? Tout a commencé à aller de travers quand j'ai ouvert les yeux. Devant la mort de ce pauvre type à peine plus âgé que moi. J'étais cachée parce que je devais pas être là. C'était des histoires d'adultes disait mon père. Il faisait déjà nuit. Je me souviens de son regard à la lueur de la lune et de quelques baguettes. Il m'avait vu. Le flash bleuté d'un sortilège qui s’étend tel un éclair. Puis le sang qui coule de ses yeux, de sa bouche, de ses narines. Je ne sais toujours pas ce qu'il a fait pour mériter un tel châtiment. Les rumeurs disaient qu'il avait voulu protéger sa soeur. D'autre qu'il avait refusé une mission. Le Nuestra Familia était un cirque. Mais en parlant avec mes amis, en cherchant l'air de rien, on a vite trouvé. Nuestra Familia. Un gang mexicain. Alejandra avait déjà commencé à s'estomper.
Parce qu'en fait, tu étais dans la confidence lorsque tu atteignais les dix-sept ans. Avec le recul, ça me fait rire cette moralité vide de sens. Je me demande encore comment je suis passée à côté de la perfidie et du mensonge. Jusqu'à lors, j'avais pas de don. Rien de particulier. Je savais pas viser, j'étais pas souple. Pas bonne équilibriste. Bref, je vendais les tickets ou je plaçais les gens. C'est comme ça que j'ai vu ce qui se passait dans ce monde déluré. Parce que je faisais rien quand le rideau se levait. Parce que j'observais dans l'ombre aux fils des années. Tout ce qui tournait pas rond. Le pire, c'était l'Angleterre. Noyaux de la déchéance à mes yeux. Mais à cette époque. Alejandra m'avait déjà quitté. J'étouffais ce prénom si courant. Je devenais Mahra. Parce que j'avais trouvé mon don. Je communiquais mieux que personne avec les animaux de la mort.
Mais je m'en foutais. J'étais, j'suis, égoïste. J'avais mes Sombrals. J'enfilais ma tenue, j'entrais au centre de l'arène comme j'avais vu les autres le faire tant de fois. Je voyais plus. Je voyais plus dans l'obscurité de la lumière ce qu'il s'y tramait. Je voulais pas le voir. Je m'en cognais voila tout. Parait que mon spectacle est déroutant, saisissant. Entre ceux qui peuvent voir et ceux qui n'ont pas encore croisé le chemin de la faucheuse. Il parait que c'est poétique. Morbidement poétique. J'aime ça. L'image sulfureuse de la mort. A force les gens m'ont associé à l'aura ténébreuse de cet animal qui me fascine tant. Ils n'ont pas tellement tord. Mes premiers amours, mon premier coup de foudre, il a été pour eux.
Celeris. Pegase. Helhest. Je ressens encore cette douleur quand on me les a pris. Le hurlement qui a insufflé le silence à tout le campement. La souffrance quand on me les a arraché. Sous le caprice de l'élite du Nuestra Familia. Je sais pas ce qu'ils sont devenus. Je préfère pas le savoir. Enjeux de courses, de paris ? Je doute même qu'ils soient encore en vie. Mais ce fut l'émotion de trop. Je me suis barrée. J'avais un sac, à peine quelques gallions et
Keshi. Le petit de Helhest et de Pegase. Trop chétif, ils n'avaient même pas posé les yeux sur lui. Je suis partie. Sans dire au revoir. Ca m'a fait mal car même si je connais le monde, je l'ai toujours affronté entourée de ces fous avec qui j'ai grandi. Pourtant une part de moi les déteste. J'veux plus les revoir. Vaut mieux pas qu'ils me revoient.
Alors je me suis tirée là où personne m'attendait. Dans ce pays qui me débectait. Adieu la famille, bonjour madame l'Anglaise. J'ai posé mon cul dans ce village sorcier, Pré-au-Lard. Petit à petit, j'ai tout construit de mes mains. Sous l'égide éloignée de ma famille pourtant. Un cirque. Un qui bouge pas. Un où on me prendrait pas mes trésors.
"Le mot cauchemar vient du vieil allemand “mahra” qui signifie cheval et se confond avec le mot mourir. Dans les traditions populaires germaniques et anglo-saxonnes, rêver d’un cheval est un présage de mort prochaine."