Mai 2022
Posée devant ma télévision, à me gaver de chips, je chantonnais au rythme des petits animaux d’Afrique qui venait d’accueillir le petit lion. Petite enfant coincée dans le corps d’une grande personne aux responsabilités peu innombrables, mais dont l’horreur de certains actes pouvait être difficile à digérer. Chacun sa thérapie. Moi qui avais dû grandir plus vite que les autres dans un orphelinat où l’enfant fait sa loi, je compensais la douceur manquante dans ma vie devant des dessins animés qui me fascinaient toujours autant malgré la centaine de visionnages. Compensation.
Si la relation avec Lucy permettait une infinie douceur, des moments aussi intenses que salutaires pour nous deux, je ne lui donnais pas non plus tous les détails de mes actes, de ce que j’étais forcée à faire pour l’armée, mais aussi pour le Blood Circle. Discussion difficile à avoir avec elle puisqu’elle restait persuadée du bon fondement du groupe, alors que moi, plus je me rapprochais de Lilibeth, plus je doutais de la manière adoptée. Pour une militaire de mon rang, c’était le comble.
Des questions qui me tournaient en tête du soir au matin depuis si longtemps qu’elles devenaient une litanie aussi commune que les sifflements qui rythmaient ma vie. Alors, comme pour eux, je ne les écoutais plus. Je taisais le tout dans une activité exagérée de sport et dans une consommation de dessin animé, parce que l’enfant restait meurtri, alors qu’elle meurtrissait autrui. Comme quoi, dans la vie il n’y avait pas de hasard et que tout acte avait un prix.
Au sommet de mon immeuble, je pouvais contempler les allés et venus du monde dans la rue et dans le parc, un lieu d’habitation mûrement réfléchit et dont le loyer me permettait une vie saine et détendue. De toute façon, je ne m’étais jamais guère inquiétée pour mon argent. Alors, je ne me refusais pas de commander mes plats, car dans le cas contraire, je risquais de ruiner l’entier de ma cuisine, et ça, c’était hors de question. Du coup, la cuisine était la seule pièce à ne pas être sens dessus dessous dans ma garçonnière. Non pas que l’appartement fut spécialement sale ou délabré, le sol jonché de détritus et de vêtement, loin de là. Je n’avais juste ni l’envie ni le temps de m’occuper de la poussière et du ménage correctement alors je me contentais du minimum syndical. C’était sans compter mon goût, ou mon absence de goût, pour la décoration qui avoisinait le zéro absolu. Un drapeau Suisse derrière la télévision, un cadre de Lullaby et de mon ancienne unité militaire suisse. Et c’était tout.
Les rares livres se perdaient dans mon étagère vide et dénuée de décoration hormis la poussière qui prenait ses droits. Tout restait sobre et simple, comme ma personne, ou vide, comme ma vie sociale. Bref, un confort qui me seyait plutôt bien si je n’étais pas de garde à la caserne, car, sans vie de famille, mes supérieurs profitaient bien de moi et de ma disponibilité. Ma seule condition étant la responsabilité de mes animaux, j’avais obtenu l’autorisation de les emmener avec moi tant qu’ils aidaient à divers travaux. Lullaby remplissait souvent des missions de bucheronnages en forêt quand Radar m’accompagnait parfois sur le terrain.
Comme une larve, je m’étirais en remuant mon plaide enroulé autour de moi. Je bâillais en restant concentrée sur mon dessin animé alors que le raffut du couloir me parvint par sons étouffés. L’isolation était à désirer, mais je n’en avais rien à foutre. En revanche, ce qui attirait mon attention était la réaction de Radar. Blotti contre moi, il avait redressé les oreilles, puis la tête en penchant celle-ci sur le côté. D’ordinaire, il ne réagissait pas quand il entendait les voisins. Pourquoi le faisait-il cette fois-ci ?
Je mettais mon film sur pause comme la sonnette retentit et que Radar bondit du canapé en aboyant. Pourtant, son comportement n’était pas menaçant, au contraire, il semblait vouloir jouer. Il n’avait pas le comportement du chien méfiant de l’inconnu qui venait de se présenter à ma porte. Intriguée, je le suivais en fronçant les sourcils. Lucy était au boulot, pourquoi serait-elle ici ?
— Lilibeth ?M’exclamais-je en la voyant sur le pas de ma porte.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? Je m’écartais pour la laisser entrer alors que Radar lui faisait sa plus belle fête tout en reniflant activement les chats sans la moindre méchanceté.
Un bruit dans les escaliers attira alors mon attention et un livreur de pizza, qui m’aperçut, vint directement vers moi.
— Bonjour, livraison de pizza. C’est bien ici ?— Euh, oui.Pas du tout. Je n’avais absolument rien commandé, mais maintenant qu’on me secouait des pizzas sous le nez, j’avais super faim, et sûrement que Lilibeth devait aussi avoir faim. Je payais donc le livreur, prenais les pizzas et refermais la porte sans me soucier du voisin de pallier qui ouvrait à son tour.
— Ah, enfin mes pi…Sa voix s’éteignit dans le claquement de ma porte que je poussais du pied et que je refermais à clé. Alors enfin, j’avisais Lilibeth, remarquant enfin les chats, la valise et tout le merdier.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu pars en voyage ?Je me rendais à la cuisine en lançant.
— J’suis contente de te voir.D’aucuns pourraient penser que le ton employé signifiait que je pensais tout le contraire. J’avais la naïveté de croire que Lilibeth me connaissait maintenant assez pour comprendre ma maladresse sociale et interpréter correctement mes paroles.
— Radar, calme-toi.Ordonnai-je en voyant le chien tourner autour de la caisse à chat en invitant, dans des gestes canins, les chats à jouer avec lui.