Depuis leur départ sifflé à grand renfort de fumée noire, le train filait à toute allure dans le silence de la nuit. Derrière les vitres teintées de légères gouttes de pluie, la campagne anglaise n’était que formes indistinctes, aux reliefs laissés à une imagination plus ou moins clamante. Aucune lune, aucune étoile ne filtrait dans le ciel chargé d’épaix nuages ; c’était comme si, une fois passée la frontière, on avait été happé par une obscurité menaçante. Fort heureusement, le confort du compartiment privé, et l’effet de la lumière tamisée des doubles appliques situées de part et d’autre de la fenêtre bordés de rideaux rouge, rendait le décor intérieur plus accueillant. La chaleur du cuir brun des sièges dégageait une délicieuse odeur, et les couvertures mises à disposition réchauffaient cœurs et membres engourdis par le froid. Dans ce voyage vers l’inconnu, aux confins duquel rien ne serait plus jamais comme avant, l’élégance française se révélait une fois de plus comme le meilleur des compagnons. Plus que quelques heures maintenant, et le boy du premier service frapperait doucement à leur porte avec deux tasses fumantes de café noir. On apporterait ensuite un journal avec les nouvelles de la vie restée sur le quai, et l’ennui serait ainsi quelque peu plus supportable. Avec un sourire mi moqueur mi résigné, elle alluma une cigarette.

L’ennui. C’était tout le problème que représentait cette expédition de l’absurde, dictée par les relans grinçant d’un patriarcat qui lui devenait de plus en plus insupportable. Ce n’était pas tant qu’elle n’en comprenait pas l’attrait, mais le cloisonnement borné qui poussait le carcan familial dans des travers à la limite d’un autre temps n’avait rien de constructif. Et encore ! Le respect des traditions avait du bon ; mais pourquoi fallait-il qu’on l’y mêle personnellement ? La dernière fois qu’on s’était soucié d’elle, c’était le jour de sa naissance. La déception cuisante de l’évènement avait dès lors baigné toute son existence. Elle n’avait manqué de rien, bien sûr, sauf de l’essentiel.  

« Tu ne dors pas ? » Délaissant les paysages informes qui défilaient toujours devant la fenêtre, et tourna la tête en direction des couvertures de la couchette d’en face. L’oeil bleu aux grands cils noirs brillait d’une lueur inquiète, la tirant de ses ruminements. Ce qui avait le don de l’agacer et de l’attendrir tout à la fois. « Tu sais bien que je suis un oiseau de nuit. » Comme pour lui faire écho, Philalèthe émis un claquement sec de son bec. Ses grandes plumes tâchetées jetaient des ombres douces sur le visage à demi éclairé de sa maîtresse, enveloppée peu à peu par de subtiles volutes de tabac. « Tu es toujours en colère... » Il y avait de la peine de la voix d’ordinaire si gaie et chantante de la jeune fille. Un ton qui ne lui allait pas, parce qu’il avait la fâcheuse tendance à faire culpabiliser celle à qui il était destiné. « Je ne suis pas en colère, Pauline. Simplement, j’aurais préféré que tu me préviennes avant que tu ne décides de me suivre. » Elle ne pouvait que trop deviner la petite bouche se serrer ; amusée, elle souffla une longue traînée de fumée dans sa direction, caressant la silhouette frêle avant de disparaître, non sans en tirer l’effet escompter. Rabattant les laines de ses épaules, Pauline se mit à tousser. « Charlie ! Arrête, c’est dégoûtant ! » Décoiffée, les joues rouges et le nez froncé, elle avait plus que jamais l’air d’un chaton effarouché. Indulgente, Charlotte écrasa son mégot dans le cendrier en verre.

Elle avait commencé à fumer après Yanacocha. Et avec un recul un rien cynique, elle n’aurait pas pu choisir meilleur moment. Elle se revoyait encore, immobile dans le grand salon de leur domaine d’Ambert, le dos tourné à la grande cheminée ronflante d’un feu tout juste allumé, le goût du tabac encore bien présent sur ses lèvres. Juste avant que ne lui soit faite l’annonce qui allait tout changer. Comme à son habitude, elle n’avait rien laissé paraître ; les années passées l’avaient suffisamment préparée, même si tout au fond d’elle même, elle espérait toujours qu’au moins une fois, on la regarde sous un jour nouveau. Au lieu de cela, on poussait l’humiliation jusqu’à faire d’elle l’instrument même de l’indifférence.

« Il faudra quand même que tu m’expliques ton problème ! » La quinte de toux passée, Pauline croisa les jambes en tailleur, le corps légèrement penché en avant. « Mon problème ? Quel problème ?  » « Oh je t’en prie, pas avec moi ! Tu n’as rien dit devant la famille mais je te connais. Et je voudrais comprendre. » Faussement distraite par la première lueur du jour qui commençait à pointer à l’horizon, Charlotte contemplait sa cadette avec un nouveau sursaut de surprise. Elle avait ses défauts, mais ses capacités d’observations étaient toujours inégalées. Elle qui se flattait de garder un calme olympien en toute circonstance, à tel point qu’on la jugeait froide ou snobe, elle avait été démasquée par la seule personne sur laquelle elle avait un tant soit peu d’autorité et qui lui vouait une once de respect. « Que veux-tu que je te dise ? Que je ne suis pas contente ? Soit, je l’avoue : de tout ce qu’on pouvait me demander, je n’en reviens pas qu’on m’ai dépêchée pour jouer les hiboux ! » Nouveau claquement de bec de Philalèthe. Lui non plus n’aimait pas les comparaisons peu flatteuses. « Tu te fais du mal, Charlie.... Et puis peut-être que notre cousin sera tou aussi désenchanté que toi. Vois le bon côté des choses, vous aurez un point en commun ! » « Ça n’a rien de drôle. Et de toute façon, ma mission est simple : le ramener dans le giron. Ce qu’ils en font ensuite ne me regarde pas, ils n’auront qu’à se débrouiller avec ce qu’ils auront ! »

Mensonge éhonté, mais c’était plus fort qu’elle. A l’évidence, elle surveillerait de près l’intru qu’on allait lui imposer en futur chef de famille. Elle n’en était pas venue à se tuer à la tâche pour voir ses efforts réduits à rien. Un étranger, élevé on ne savait comment par un maillon dont on avait juré d’oublier la faiblesse.