L'humain est un animal sociable qui déteste vivre avec ses semblables

feat Lyllyah Sody

Dans un pub irlandais situé sur Queen Square, la fête bat son plein. Régulièrement, la fine fleur du Blood Circle se retrouve en comité plus ou moins réduit pour s’amuser autour d’un verre, un peu de musique, le tout en légèreté. Rien de tel qu’une bonne petite soirée pour décompresser.
Clairement, les gens présents ce soir ne sont pas mes préférés. Les femmes ne sont pas intéressantes, les hommes encore moins, et je suis obligé de répéter pour la centième fois que non, je n’ai pas envie d’une bonne petite bière à la pression bien fraîche. L’alcool désinhibe, je préfère être du côté de ceux qui assistent au spectacle. On apprend beaucoup d’une personne qui boit. Les traites se trahissent, par exemple.
– Tu ne bois rien, frangin ?
Meyer. Un immigré Suisse des services de déminage, reconverti dans la détection des sortilèges ou tout autre bassesse dont les sorciers sont capables. Avec deux pintes dans le nez, il a une tête d’ahuri et se dandine comme un minable.
Pour lui répondre, je lève (encore !) mon verre pour signifier que j’étais déjà servi. Meyer me rit au nez, l’alcool lui faisant oublier, à l’évidence, qui je suis. Mais je ne lui en tiens pas rigueur. Malgré ma position confortable au sein de la hiérarchie du Blood Circle, je n’ai jamais revendiqué mon statut de privilégié, toute mon attention focaliser sur l’Objectif. Meyer s’en retourne à son occupation favorite, à savoir, manquer de mourir à chaque fois qu’il tente (ou réussi) de tripoter honteusement une femme. Quant à moi, je bats littéralement en retraite, finissant d’un trait mon verre de coca pour sortir discrètement du pub. Le couvre-feu sonnera dans une demi-heure environ. Aux heures d’hiver, la nuit tombe tôt, je rabat donc ma capuche pour me faufiler dans le noir, les mains dans les poches. Les rues sont désertes. Pas très loin sur Queen Square, j’aperçois les portes du National Hospital for Neurology and Neurosurgery, fermées à cette heure-ci. J’emprunte une ruelle adjacente pour bifurquer au premier carrefour, puis un autre, afin de longer le mur de l’hôpital. Face à une benne à ordures croulant sous un monticule de déchets, je m’arrête pour sonder le vide, derrière moi.
La nuit est calme, le ciel est clair, pour une fois l’hiver se contente d’être froid sans balancer ni neige ni pluie. Dans la poche de mon pantalon, je ramasse une paire de clé pour venir l'insérer dans la porte qui me fait face. Une porte métallique à deux battants, en sale état. Avant de tourner la clé dans la serrure, je me fige, l’oreille aux aguets. Quelle idée de mettre un lampadaire devant une porte supposée secrète.
– Sinon, tu peux venir me rejoindre, dis-je, la main toujours sur la serrure.
Je tournais enfin la clé, un boîtier sur le mur s’actionna. Je tape le code “ROSE”, un battant de porte s’ouvre. Je me positionne de côté :
– Après toi.
Un vent frais souffle, s’engouffrant dans la ruelle tel un courant d’air glacial. Devant moi, un corridor plongé dans la pénombre.

Mangeons les

Mars 2022

C’est la foire à la saucisse ce soir. Je me suis joint à l’invitation parce qu’il faut bien être poli de temps en temps et répondre aux invitations, apparemment, ça aidait aux bonnes relations entre collègues. En tout cas, c’était ce qu’on me disait, mais je n’avais jamais vraiment testé. Mes anciens collègues, soit je les avais quittés pour changer de pays soit ils étaient morts. Aujourd’hui, je me fichais toujours autant de me rapprocher des gens, surtout s’ils ne sont pas utiles à ma vie. Le Blood Circle perdait chaque jour de son intérêt à mes yeux alors que je voulais me battre pour leur cause… et ce soir était un nouvel exemple de la déception que je vivais au quotidien depuis un an. Tous s’enivraient en hurlant tant la musique était forte. L’avantage d’être à moitié sourde. Au moins, le bruit ne m’indisposait pas. La sueur et la chaleur humaine non plus. J’y étais habituée depuis l’orphelinat, bien avant mes rondes de nuit avec deux gorilles pour collègues en plein désert.
Un peu affligée, je trempais mes lèvres dans mon Virgin mojito. J’avais pris cette boisson pour faire croire que je me lâchais enfin, mais il n’en était évidemment rien. Au moins, je me félicitais de ne pas voir Lucy dans ce spectacle minable. Non pas que ça me dérangeait si elle faisait la fête (ce qu’elle faisait sans l’ombre d’un doute), mais au moins elle le faisait avec dignité, elle. Un peu comme Lancaster que je voyais aux prises avec Meyer, que je connaissais que trop bien. Aussi suisse que moi, il avait toutefois intégré le Blood Circle avant moi et pensait trouver en moi un genre d’âme-sœur sous prétexte qu’on avait un peu le même parcours. En vrai, il était juste bon à sauter sur l’une des mines qu’il désamorçait à l’époque. Cela dit, il était un des rares avec qui je pouvais encore m’exprimer en français. Si c’était une vacherie de langue à prononcer et surtout à écrire, le français ma manquait beaucoup et j’avais à cœur de l’entretenir pour ne pas le perdre, tout comme l’allemand. Je devrais songer à m’inscrire à des cours ou des rencontres, même si je ne saurai pas trop quoi raconter. Des conneries, comme d’habitude.

Quant à Lancaster, j’avais eu le plaisir de faire un peu sa connaissance et ma fois, il était intéressant. Autant je me foutais de sa position dans le Blood Circle comme de ma dernière dent de lait, autant il était un homme que j’appréciais pour les valeurs qu’il dégageait et qui il était. Rasak n’était qu’un tas de fierté mal placé malgré ses excellentes compétences aux combats, Kane était un Kane. Heureusement, Rosebury était un homme sur qui je pouvais aussi compter. Mais ce soir, je ne le voyais pas. Ouf. L’honneur de la famille Rosebury était définitivement sauvé à mes yeux.
Je vis Lancaster terminer son verre d’une traite puis jouer des coudes pour sortir. Je lui emboitais le pas. C’était sans compter sur Meyer qui m’attrapa par l’épaule pour me débiter en français :

— Hey, ma jolie Lylly ! Rien que pour toi je fais de la poésie. Car je souhaite un jour te mettre dans mon lit.

Je roulais des yeux blasés.

— T’en as d’autres des âneries du genre ?
— Tout un tas, rien que pour toi, mon merveilleux bout de gras de Lyllyah.
Je le fixais d'un air d'autoroute.
— Tu devrais revoir ta dernière rime.
Je tournais la tête en direction de Lancaster qui atteignait la sortie.
— Oh aller, Sody, vient avec moi et …

Il ne termina jamais sa phrase. Je lui enfonçais l’arrière de mon coude dans sa gueule d’ivrogne et avant qu’il n’ait pu se redresser pour me retenir, je lui échappais. Tant pis pour les remontrances disciplinaires. Entre une bonne frappe dans sa tronche et un mec alcoolisé, qui allait être le plus à blâmer, hein ?
Quoiqu’il en soit, je savais que je n’avais rien à gagner à rester dans ce bar irlandais à voir mes confrères se foutre la tête en bas. Je préférais encore laisser mon instinct me diriger et mes jambes me déplacer. Voilà comment je me retrouvais dans la rue, à refermer mon manteau en cuir sur mon menton, mon verre de Virgin mojito toujours dans la main. Ne jamais gâcher la nourriture ou à boire. C’était une question de survie et d’honneur, et j’avais envie de le savourer (j’adorais la menthe !).

En prenant le goût du chat et de la souris, je me faufilais dans les ombres pour suivre Lancaster que je devinais de plus en plus nerveux. Si nerveux était le terme exact. Ainsi, je longeais les abords du National Hospital for Neurology and Neurosurgery et haussa un sourcil. Où est-ce qu’il se rendait ? Encore un secret de l’organisation ?
Pour autant, je ne m’en faisais pas et je continuais de siroter mon mojito tout en le suivant à pas plus ou moins discret. Le but n’était pas non plus de déclencher une bagarre avec lui, mais juste d’aiguiser nos instincts. Il en avait un bon, j’avais déjà pu le constater une fois et je le vérifiais encore ce soir. Une lourde porte, un geste, puis, il se retourna dans ma direction. Je souris en sortant de l’ombre et en buvant une gorgée de mon Virgin mojito.

— Ah, merci de proposer, j’en avais marre de frotter ma veste contre les murs dégueulasses.

Je lui adressais un grand sourire en me rapprochant de lui, détendue, mais méfiante. Je ne l’étais pas uniquement quand je dormais, et encore. Avec attention, je le regardais ouvrir la porte et m’inviter à le devancer. L’air frais me tire directement les traits du visage. Je renifle.

— C’est l’entrée du cul du diable, ou un truc du genre ? Oh, non, ta cave à vin perso. Ou alors… Je m’engouffrais dans le corridor plongé dans la pénombre, une main posée sur le mur. Ton home cinéma perso ? On se regarde quoi ? Les derniers Star Wars ? L’actrice est plutôt canon.

Si je faisais le clown, je n’en étais pas moins aux aguets. Prête à bondir et me servir de mon verre pour me défendre, j’étais attentive au moindre bruit et aux moindres gestes de Lancaster.

L'humain est un animal sociable qui déteste vivre avec ses semblables

feat Lyllyah Sody

– Elle est pas mal, dis-je. Mais ce n’est pas mon genre.
Face aux sarcasmes, je hausse les épaules puis lui emboîte le pas vers l’intérieur. La lourde porte se referme dans notre dos. L’espace de trois secondes, la pénombre règne, le temps que mes doigts trouvent l'interrupteur. Les néons clignotent et grésillent, le long couloir désert s’illumine sous leur lumière blanche, assez douloureuse pour mes rétines habituée alors à l’obscurité de la nuit. J’admets que j’aurai pu allumer la lumière avant. Mais pour le petit effet, c’était assez satisfaisant.
L'ouverture refermée, le courant d’air cesse immédiatement, comme si une vanne se refermait.
Je passe devant, l’invitant à me suivre d’un mouvement du menton. Cette partie de l’hôpital n’est plus utilisée, mais il est toujours possible de trouver une utilité à des locaux, même désaffectés. J’affectionne particulièrement ceux-là. Ma “ relation “ avec Tal m’y avait donné accès. Ici, on travaille dur pour la survie de l’humanité.
Silencieux, j’arpente le couloir où de nombreuses portes s’alignent. Il n’y a pas de lucarne sur les portes comme dans la partie neuve, et même moi j’ignore ce qu’il y a dans ses salles. Je n’y ai même jamais jeté un coup d'œil.
Tout au bout du couloir, une porte à double battant, non verrouillée. Les caméras, fichées dans les angles, suivent nos mouvements tandis que nous pénétrons dans un nouveau corridor. Celui-ci est plus court, les murs vitrés de moitié, dévoilant des laboratoires désertés à cette heure-ci. Du matériel médical et informatique clignote, les poubelles débordent de détritus. Une seule salle est éclairée, notre destination. Rien ne laisse présager ce qu’il y a à l’intérieur et c’est sans frapper que j’entre.
Une toute petite salle carrée dont les murs sont recouverts de tableaux, de papiers épinglés, d'autocollants, de gravures même. Une seule et unique table trône contre l’un des murs, le seul qui est vitré.
Dans cette pièce d’observation, attablée sur les tréteaux comme s’il s’agissait d’un bureau distingué, un homme d’une trentaine d’année, asiatique, une mèche jaune lui barrant le crâne, tourne sur son fauteuil de bureau en mâchouillant un bol de nouille chinoise. Un bruit de succion accompagne son salut, deux doigts pointés en l’air. Je me colle aux présentations :
– Lyllyah, je te présente Kim. Kim, je te présente Sody.
Kim, tout affairé d’enrouler les nouilles autour de ses baguettes, n’adresse pas même un salut à Lyllyah, tout occupé à manger en  jetant des coups d’oeil rapide sur les écrans devant lui.
Les écrans diffusent ce qui semble être un vivarium plongé dans l’ombre et filmé grâce à des caméras infrarouge.
Derrière les écrans, une grande vitre, aussi opaque qu’une vitre sans teint.
– Il ne devrait pas tarder à se réveiller, dit enfin Kim. C’est bientôt son heure.
Il a un fort accent japonais et son pull à capuche dépasse de sa blouse de travailleur. Avec deux doigts, il attrape un paquet de biscuits aux sésames. Cela tombe bien, je meurs de faim. Je me sers un paquet individuel avant de lancer le reste à Lyllyah, non sans préciser :
– C’est un laboratoire privé.
Sous entendu, à l’insu du gouvernement britannique et du Blood Circle.

Mangeons les

Mars 2022

Mes paupières clignèrent le temps de m’acclimater à la lumière des néons qui révélaient les couloirs blancs, quoiqu’un peu usés par le temps. La porte fermée derrière nous, je glissais mes mains dans mes poches en emboitant le pas à Lancaster. Bien que mon air semblât détendu et détaché, je me tenais sur mes gardes. Si je me perdais sans arrêt à Londres pour mes activités privées, je savais parfaitement où je me trouvais à l’heure actuelle. À l’arrière de l’hôpital. Une zone désaffectée ? Il était encore trop tôt pour questionner Lancaster là-dessus, alors je préférais garder mon air impassible et poursuivre la conversation, l’air de rien.

— Ah oui ? Et c’est quoi ton genre du coup ?

Non pas que ses intérêts sexuels ou amoureux puissent m’intéresser en quoique ce soit, mais il fallait dire que c’était plus aisé de faire la causette pendant qu’on traversait ce couloir blanc, bien que sinistre qui répercutait lugubrement l’écho de nos pas.
Au fur et à mesure de notre avancée, je tournais la tête de droite à gauche en m’attardant sur les portes qui s’alignaient les unes après les autres, sans lucarne, sans écriteaux, sans aucune information.

— Il y a quoi là-dedans ?

Demandais-je, le ton curieux, mais pourtant toujours aussi détaché. Je reluquais, méfiante, les caméras. Est-ce que ça m’importait vraiment de savoir ce qu’il y avait là derrière et qui me surveillait ? Pas sûre… Je n’avais rien à me reprocher. Au bout du couloir, une lourde porte, encore des caméras, mais cette fois, des murs vitrés, du matos médical, des laboratoires, des poubelles qui débordent, et une seule salle éclairée. Notre destination devinais-je après quelques pas à suivre toujours docilement Lancaster.
Ici, un mec aux yeux en amande se retournait en bouffant un bol de nouilles. Instantanément mon ventre gargouilla. Bordel, j’avais faim moi aussi. Sans m’attarder sur la mèche Pikachu qui barrait les cheveux de l’inconnu, je lui tendais la main en suivant les présentations de Lancaster.

— Salut, enchantée. Tu en as un deuxième ?

Demandais-je en désignant le bol de nouilles. Ben quoi ? Je travaillais mieux le ventre plein ! Mais puisque le Kim en question était trop occupé à enrouler ses nouilles plutôt que de me serrer la main, je replongeais cette dernière dans ma poche en déportant mon attention sur les écrans. Intriguée devant cet aquarium… vivarium… truc, je fronçais un sourcil en arquant le deuxième.

— Il y a quoi là-dedans ? Un vélociraptor ?

J’avais peut-être trop regardé Jurassick Park dernièrement, mais pourtant, tout ça m’y faisait penser. Il ne manquait plus que le m’agneau. Sans ressentir la moindre oppression, autre que celle de la curiosité, je restais scotchée derrière le bureau pour garder un œil contemplatif sur les images que transmettaient les caméras infrarouges. Je m’attendais à tout, alors je ne voulais pas en perdre une miette ! Lancaster m’avait toujours paru être un homme d’honneur, au dévolu service du Blood Circle. Ce que j’avais été jusqu’à récemment moi aussi. Aujourd’hui, le doute me faisait chanceler, mais je ne l’admettais qu’à de rares personnes en qui j’avais une confiance aveugle. Lancaster n’en faisait pas partie.
D’un réflexe, j’attrapais le paquet de biscuits et remerciait Lancaster d’un sourire suivi d’un hochement du menton.

— J’avais deviné. Et vous faites quoi dans ce labo privé ?

Labo privé, donc à l’insu du gouvernement et du Blood Circle. Tout cela m’intriguait et m’intéressait de plus en plus ! Les épaules détendues, impatiente de découvrir la suite, je m’ouvrais mon paquet de biscuit aux sésames en me servant généreusement, lorgnant toujours les écrans et le bol de nouilles. Un peu de bouffe chaude aurait été bienvenue avec ce froid de merde qui persistait dehors. Un peu plus et j’allais me mettre à fouiller ce labo, non pas pour trouver des informations, mais pour dénicher la planque de bouffe de Kim.