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L'unique trait lumineux qui s'échappait des rideaux entrouverts s'amincissait à vue d’œil. Bientôt, l'appartement aurait comme seule source de lumière la lampe reposant à même le sol, au pied du matelas sur lequel Ennis était allongé. A plusieurs reprises, l'idée de se lever avait effleurée son esprit, mais une lourdeur ressentie dans ses membres l'avait empêché de bouger. La sensation était quasi indescriptible. Il n'arrivait plus à rien, ni à même formuler une pensée cohérente. Et cela depuis bientôt quelques semaines, précisément depuis que ses derniers espoirs avaient été réduits en poussière. Il avait mis trop d'attente dans le sauvetage de la prison du Blood Circle par l'Ordre du phénix, il le savait. Cette fois, il avait vraiment cru qu'il retrouverait Ana. C'était étrange, depuis la disparition de la sorcière, il n'avait pas eu le temps de se laisser aller à la tristesse ; ses recherches l'en avait empêché. Mais aujourd'hui, c'était comme s'il se prenait de plein fouet la réalité. Toute la tristesse accumulée en sourdine ces six derniers mois l'avait brutalement assailli. Il s'était enfermé chez lui et n'avait eu que la force de manger quand son estomac le tiraillait de douleur.
Depuis combien de temps n'avait-il pas mis un pied dehors ? Les jours se confondaient. Depuis plusieurs heures, son regard suivait le lent et quasi imperceptible mouvement du rayon contre l'une des parois de l'appartement. Quand il eut complètement disparu, Ennis n'eut plus rien sur lequel poser son regard. Il ferma les paupières et se massa délicatement les tempes avant de parvenir à retrouver un peu de verticalité. Derrière la fenêtre, une uniformité grise avait remplacé le ciel. Ce paysage dénudé eu un effet réconfortant sur l'irlandais, comme en adéquation avec son propre état d'esprit. Au prix d'un effort démesuré, il parvient à cheminer vers la salle de bain. Avec des gestes d'une lenteur qui eut paru insensé à un œil extérieur, il ôta un à un ses vêtements et se glissa dans le minuscule carré de la cabine de douche. Un long moment, il laissa l'eau couler le long de ses épaules. La pression du jet et la chaleur embrumant la cabine le sortirent peu à peu de sa torpeur. Quand il regagna le salon, son esprit sembla moins embrouillé, son corps plus légers. A nouveau, la fenêtre attira son attention.
Dix minutes plus tard, Ennis était dehors. S'il eut tout d'abord l'impression d'être un automate déambulant avec grande peine parmi les quelques passants qu'il croisait, il put progressivement sentir ses muscles se détendre et son esprit s'alléger. Chaque pas l'éloignait un peu plus de son apathie. En quelques minutes, il eut la sensation de mieux respirer. Ce processus n'était pas étranger à Ennis qui connaissait les vertus de la marche dans de tels états de mélancolie. Mais il savait aussi que, dès qu'il se retrouverait chez lui, seul entre les quatre murs de son appartement, il serait de nouveau paralysé par cet état plus fort que toute la meilleure volonté du monde. Profitant de ce bref moment d'éclaircie, il décida de poursuivre sa promenade jusqu'à un parc qui lui demanderait une trentaine de minutes de marche. Ses pas foulèrent les feuilles jaunes-oranges aux bords grignotés. Tout au long de sa déambulation, il se laissa bercé par leurs couleurs apaisantes.
Tandis qu'il en traversait les layons déserts, Ennis jeta un regard alentour sur le parc qu'il venait de pénétrer. Il n'aperçut personne, excepté un vieil homme qui promenait au bout d'une laisse un tout aussi vieux Fox Terrier. Le pelage de l'animal, grisonnant et ébouriffé au museau, répondait étrangement à la chevelure blanche et à la barbe hirsute du maître. Il s'amusa un instant de cette ressemblance qu'il avait pour habitude d'observer, puis il se souvint que cette habitude lui venait d'Ana. Il s'était efforcé de ne pas penser à elle depuis qu'il s'était engouffré dans les rues de Londres. Mais cette pensée fût si soudaine et inattendue qu'il ne put la réprimer. De nouveau, ses jambes se firent lourdes, comme puissamment attirées vers le sol. Il se laissa tomber sur le premier banc qu'il trouva. Le contact du bois frais contre ses cuisses le ramena un peu à la réalité. Il ferma les yeux et inspira profondément. Il s'efforçait de vider son esprit pour ne se concentrer que sur le doux bruissement des branches dénudées quand un jappement le tira de sa solitude. Avant même qu'il ait eu le temps de rouvrir les yeux, l'animal qui aboyait en sa direction s'était jeté sur lui, ses deux pattes reposant à présent sur ses genoux et son regard alerte plongeant dans le sien, vraisemblablement en attente de quelque chose.
- «
Désolée… Elle ne vous a pas sali ? » Une jeune femme apparu dans son champ de vision. Un court instant, il resta interdit. Perdu dans ses propres pensées, il dût faire un effort pour faire le rapprochement entre la femme aux traits incroyablement symétriques qui se tenait devant lui de toute sa sveltesse et l'élégant dalmatien qui faisait rouler une balle à ses pieds. Toutefois, la ressemblance s'arrêtait là. De la chienne fougueuse et de la jeune femme émanaient très distinctement deux affects radicalement opposés. Si le dalmatien rayonnait une énergie joyeuse et légèrement impatiente, l'inconnue dégageait une émotion qu'Ennis reconnut très nettement tant elle faisait échos à la sienne. - «
Ce n'est pas grave du tout. », finit-il par répondre. «
Si besoin, je vous paie un pressing… elle m’a prise par surprise, je ne m’attendais pas à ce qu’elle tire de la sorte… » - «
Je vous remercie, mais ça ne sera pas nécessaire. Elle est adorable. Quel âge a-t-elle ? », ajouta-t-il alors qu'il s'était approché pour la caresser. Sentant l'impatience grandir chez la chienne et remarquant son regard rivé sur la balle qu'elle avait déposée à ses pieds, Ennis se baissa pour l'attraper et la montrer à l'animal. - «
C'est ça que tu veux ? » Son regard pétillant et le frétillement de sa queue firent office de réponse. Un sourire sincère se dessina sur le visage d'Ennis qui put, en se concentrant, pleinement ressentir l'enthousiasme du dalmatien. C'était l'un des avantages de l'empathie : se nourrir des joies des autres quand il ne parvenait pas lui-même à provoquer une telle émotion en lui. - «
Vous me permettez ? » dit-il à l'intention de la jeune femme, en désignant la balle du regard. Ennis esquissa un mouvement de recul et jeta l'objet d'un geste franc en direction d'une étendue d'herbe. L'animal accourut à toute vitesse derrière la balle volante et Ennis se retrouva seul avec l'inconnue.
De nouveau, une onde de tristesse vint amplifier son propre tourment. Tandis qu'il regardait le dalmatien revenir à grande enjambée, la balle dans la gueule, le poids des deux émotions éprouvées se fit soudain si lourd que la question qu'il avait en tête depuis que la jeune femme avait croisé son regard lui échappa comme malgré lui : «
Excusez-moi si je suis indiscret, mais est-ce que vous allez bien ? » Il regretta presque aussitôt cette maladresse. Voilà des jours qu'il n'avait pas parlé à un autre être humain. Il en avait presque oublié les mœurs et les codes sociaux qui ne permettent pas à l'empathe qu'il était de questionner des inconnus sur leurs émotions. Maladroitement, il chercha à se justifier : «
C'est que... j'ai moi-même connu de meilleurs jours et... comment dire... j'ai l'impression de lire... enfin de lire sur votre visage une sensation qui m'est familière... » Ces mots balbutiants et violemment entrecoupés de brefs silences abruptes s'échappèrent à nouveau de sa bouche avec une étrangeté qu'Ennis mesurait douloureusement. A chaque parole prononcée, l'irlandais aurait voulu disparaître sous terre.