Le début de matinée est plutôt calme à la librairie, même si vous n’êtes que deux sur place. Rien d’étonnant à la mi-août, c’est la période la plus creuse de l’année, même si tu te doutes que ça ne durera pas : la ruée vers les manuels scolaires, moldus comme sorciers, ne tardera plus. Tu profites de la tranquillité du moment. La fatigue est toujours bien prégnante, écrasante ; enchaîner deux mois de travail après l’année scolaire n’était sans doute pas l’idée du siècle dans ton cas, mais tu n’avais pas le choix, il fallait bien que tu puisses acheter à manger, des vêtements, tes fournitures scolaires. Les événements se sont enchaînés ces dernières semaines, presque trop vite pour toi, et tu as du mal à faire le point. Et tes angoisses n’aident pas, même si rationnellement tu sais qu’elles n’ont pas grand sens. Pour autant, impossible de t’en débarrasser.
L’attaque du Blood Circle si près de Poudlard a été un choc, bien sûr – ils progressent toujours plus dans leur connaissance du monde sorcier et cela n’annonce rien de bon pour vous. Tu as eu peur pour tes amis des deux côtés, avant de respirer en apprenant que tout le monde s’était sorti, que Kayla et son amie se remettaient de leurs blessures. Ton amie s’en voulait de t’avoir entraîné à la fête, vu le désastre qui s’en est suivi, mais elle n’y était pour rien – s’il y a quelqu’un à blâmer, c’est bien le Cercle, encore et toujours. Tu as surtout été touché qu’elle ait tenu à fêter ton anniversaire. L’actualité des dernières semaines n’a rien de bien encourageant, mais elle n’est pas très surprenante non plus : la guerre suit son cours, et tu vois mal comment changer le cours des événements.
Le reste de tes inquiétudes est bien plus personnel.

S’il y a bien sûr le soulagement, immense, viscéral, que Sean ne t’ait pas dénoncé et qu’il t’ait cru quand tu as fini par lui avouer ton histoire, tu restes dans l’expectative. Cela fait toujours quelqu’un de plus au courant, quelqu’un qui pourrait en parler ; ton secret ne t’appartient plus totalement, quelqu’un d’autre peut le laisser échapper ; après tout, il n’a pas autant de raisons que toi de veiller dessus et ton obsession du contrôle s’affole de cette possibilité. Et s’il changeait d’avis ? S’il décidait que finalement il valait mieux en parler à l’Ordre ou au Ministère ? Tu ne pourrais rien faire pour l’en empêcher. Évidemment, il n’a rien à voir avec Towsen et le chantage exercé par celui-ci. Mais d’un autre côté… avec le Mangemort, tu pouvais agir. D’une façon tordue, biaisée, mais tant que tu faisais ce qu’il voulait, que tu pouvais être utile, tu étais à peu près sûr qu’il ne dirait rien. Idée bancale pour te rassurer, te dire que la situation ne t’échappait pas. Mais Sean ? Il n’y a rien que tu puisses vraiment faire en échange de son silence. Juste croire qu’il ne te trahira pas. Il ne devrait pas le faire. Mais tu ne parviens pas à t’en convaincre complètement. Comme du fait qu’il t’héberge.

Quand il te l’a proposé, tu as cru à une plaisanterie. Comment aurait-il pu te proposer d’habiter chez lui après ce que tu lui as avoué, tes liens avec le Blood Circle ? C’était sans doute ironique, une façon d’évoquer le Ministère ou… tu ne savais pas. Mais non, c’était vraiment une offre sérieuse. Tu as accepté en te disant que c’était pour te garder à l’œil – même si ça aurait été risqué. Que ça ne durerait qu’un jour ou deux, qu’il finirait par te jeter dehors. Mais rien de tout cela ne s’est produit. Bien sûr, tu t’efforces de prendre le moins de place possible, de perturber sa vie le moins possible, de ne jamais rien laisser traîner – si quelqu’un lui rendait visite à l’improviste, il n’y aurait guère de signes indiquant que vous êtes deux à vivre dans l’appartement. Ce n’est pas le plus dur : tu as l’habitude de garder tes affaires rangées et tu es incapable de défaire complètement ton sac. Même si l’appartement de Sean est sans doute l’un des endroits les plus sûrs où tu pouvais atterrir. En vérité, depuis ta fuite, Poudlard est le seul lieu où tu t’es senti assez à l’abri pour accepter de vider entièrement ta valise. Même chez ta mère, tu gardais toujours un sac prêt avec le minimum d’affaires vitales. Au cas où. Et il n’y a pas vraiment de raison d’agir autrement chez l’Auror, surtout s’il change d’avis. Pourtant, tu espères de toutes tes forces que ce ne sera pas le cas, que sa porte te restera ouverte. Qu’il sera toujours le mentor que tu vois en lui, qu’il te… protègera. Tu fais en sorte de ne pas être un fardeau pour lui. Et dans le pire des cas… la rentrée n’est plus si loin. Quinze jours encore. Tu pourrais tenir même si tu te retrouvais à la rue.
Néanmoins, dormir de nouveau dans un lit, au chaud et à l’abri t’a fait du bien. De même que le fait d’avoir un endroit où rentrer le soir, plutôt que d’errer à la recherche d’un nouvel endroit pour squatter. Pas assez pour éradiquer l’épuisement qui t’écrase, mais ça a enlevé une partie du stress supplémentaire de tes nuits. Les cauchemars et les insomnies sont encore là en revanche, tu continues de masquer tes cernes avec un sortilège pour ne pas attirer l’attention et tu galères toujours autant avec la nourriture. Tu as profité de ton salaire de juillet pour te racheter quelques vêtements, ta garde-robe en avait bien besoin, et tu les as pris dans ton ancienne taille, toujours trop grande. Mais il y a bien un moment où tu retrouveras ton poids normal, non ? Tu l’espères, du moins. La course-poursuite avec le Blood Circle en juillet t’a bien prouvé que tu ne pouvais pas te permettre de perdre encore des forces. Et dans l’absolu, tu préfères porter des vêtements trop amples plutôt que trop petits ; tu ne supportes rien qui te serre. Et au moins les manches sont assez longues pour que tu aies la certitude que personne ne verra tes bras. Ni, surtout, les cicatrices toujours aussi nombreuses qui les traversent.

Tout en essayant de ne pas trop te perdre dans tes pensées, tu encaisses un des rares clients de ce début de matinée. Si la journée se poursuit de la même façon, tu ne t’en plaindras pas. Aiko te propose une petite pause et tu acceptes. Tu gardes les lieux le temps qu’il s’éclipse dans la réserve pour préparer la petite collation. Tu espères qu’il n’a pas que du thé, c’est toujours délicat de refuser. Tes « je n’aime pas cela », excuse la plus simple et la plus évidente, font toujours hausser les sourcils. Comment, un Anglais qui n’aime pas le thé ? Tu n’as nullement l’intention d’entrer dans les détails, et tu laisses les remarques ironiques te glisser dessus. Peu importe.
Aiko ne tarde pas à revenir avec un plateau, où se trouvent le thé, des gâteaux et une bouteille de jus de citrouille. Une pointe de soulagement te traverse.

— Merci beaucoup d’y avoir pensé, c’est très gentil.

Tu ne le quittes pas des yeux tandis qu’il verse le jus dans ton verre, et tu le récupères en prenant soin de ne pas frôler ses doigts. Tu apprécies la sensation fraîche sous ta main, l’été a été plutôt chaud. Aiko termine de préparer son thé, place la petite assiette de gâteaux entre vous. Il s’enquiert de ta santé, en lien avec les derniers événements. Le combat face au Blood Circle a été rude, mais tu as eu la chance de t’en sortir avec quelques bleus et égratignures – rien de grave et c’est heureux : tu aurais refusé de te rendre à l’hôpital. Et pouvoir rentrer chez Sean ensuite a été plus qu’appréciable.

— Je vais bien, merci. La situation n’est pas simple et je m’inquiète vraiment d’où tout cela va nous mener… mais j’ai eu la chance de bien mieux m’en sortir que d’autres, je n’ai pas été blessé.

À l’inverse d’Ielena par exemple. Tu espères que rien de grave ne se cache derrière son absence. Ton regard glisse sur les rayonnages de la librairie, sur la séparation entre côté moldu et côté sorcier. De tels lieux sont rares et tu souhaites que celui-ci perdure encore longtemps.

— Enfin, il faut bien espérer que tout finisse par s’arranger…

Vœu pieu. Cela fait pratiquement dix-huit mois que le conflit dure et rien n’indique le moindre apaisement. La pensée te ramène au plan d’Aiko avec Raphaël et Elyssa Rosier.

— Ça me fait penser… Est-ce que le projet de bibliothèque avance bien ?

Travailler à la librairie n’a pas grand-chose à voir avec tes expériences précédentes. Déjà, le cadre te plaît bien plus, tu t’y sens bien plus à l’aise que dans les cafés et les bars trop bruyants et trop bondés où tu travaillais pendant l’année, le week-end ou certains soirs. Évidemment, il y a toujours des clients moins agréables que d’autres, qui te font retourner toute la boutique avant de repartir les mains vides, mais ça fait partie du jeu et ça n’a rien à voir avec ce que tu traversais. Tu finissais à bout de nerfs, saturé de bruits, de mouvements, de frôlements involontaires, tes alarmes intérieures toujours hurlantes. Au bord de la crise de panique et de l’explosion, et il te fallait un long moment ensuite pour te calmer, pour redevenir à peu près fonctionnel. Un cauchemar. Mais tu n’avais pas le choix, il te fallait de quoi payer tes fournitures pendant l’année, anticiper l’été, préparer tes dépenses. Et tu as l’immense chance que Poudlard t’offre le gîte et le couvert la majeure partie de l’année. Tu ne sais pas encore comment tu géreras les premiers mois après la fin de tes études, si le bureau des Aurors acceptera tout de suite de te prendre comme apprenti pour finir ta formation… Il sera peut-être plus simple de te loger côté sorciers, comme tu n’auras plus besoin de mentir sur ton besoin de logement. Que tu t’installes après tes études paraîtra normal. Quoi qu’il en soit, tu verras le moment venu, il est bien trop tôt pour y penser.
Pour l’instant, tu te sens bien au milieu des livres, c’est un travail que tu apprécies, et le libraire n’est pas pour rien non plus dans le cadre apaisant de la boutique. Aiko fait attention tant à Ielena qu’à toi, tu n’as pas l’impression d’être perdu dans la masse, une pièce interchangeable parmi d’autres, et c’est appréciable. Tu n’aurais pas pu trouver mieux pour ces deux mois et c’est un soulagement. Au moins, tu ne t’épuises pas davantage, même si le poids de ta fatigue et de tes cauchemars reste très prégnant.
La pause qu’il propose est bienvenue, et il pense même au fait que tu ne tiens pas au thé en t’offrant une alternative avec le jus de citrouille. Ça te touche – comme tous les gestes vers toi, que tu as tant de mal à comprendre, parce tu ne les mérites pas. Et tu t’es tellement retrouvé seul ces dernières années que tu ne sais plus interagir normalement avec les autres, ni comment recevoir leurs attentions. Tu te contentes de prendre ton jus de fruits en le remerciant.
Tu lui souris.

— On est vraiment bien ici, je suis content d’y travailler !

C’est sincère. Tu aimais déjà beaucoup la librairie en tant que client avant, ses rayonnages te font toujours envie et passer de l’autre côté du comptoir ne te déplaît pas.
Vous buvez tous les deux, mais le contexte actuel n’est jamais loin et tu l’évoques quand il te demande si tu vas bien. Lui aussi s’inquiète. Que des membres du Blood Circle aient pu s’approcher autant de Poudlard n’a rien de rassurant, et tu ne parles même pas des heurts et des affrontements qui arrivent bien trop souvent, des tortures et des meurtres du Cercle… et des Mangemorts qui ne sont pas en reste.

— Je n’aime pas ça non plus, ça empire chaque jour ou presque, et j’ai l’impression que ça va être bientôt trop tard pour trouver une solution… qu’on est déjà trop loin pour ça et qu’il ne manque vraiment pas grand-chose pour que ça explose.

Pessimisme est ton deuxième prénom. En vérité, tu t’efforces surtout de rester lucide. Tu aimerais désespérément qu’il y ait une solution, que quelque chose se mette en place avant que tout aille trop loin – ou du moins encore plus loin. Que l’Alliance et le Blood Circle se retrouvent autour d’une table de négociations. Mais tu connais trop George Kane et les autres à la tête du groupe pour savoir que ça n’a aucune chance d’arriver. Et les Mangemorts jettent bien assez d’huile sur le feu aussi.
Aiko s’inquiète pour Ielena et toi aussi, redoute de ne pas vous voir un jour… ainsi que pour sa famille bien sûr. Tu penses à Abigail, tu espères que tout va bien pour elle. Tu repenses souvent à la conversation que vous avez eue, qui t’a bien secoué et qui continue de faire son chemin dans ta tête. Il a vraiment l’air soucieux et tu le comprends. Tu es dans le conflit depuis des années, traqué depuis ton enfance, tu vis avec, mais pour la plupart de ceux qui t’entourent, leur vie est complètement bouleversée. Même si son inquiétude te touche, ce n’est pas sur toi qu’il devrait se concentrer.

— Ne vous en faites pas pour moi, je suis prudent et j’ai appris à me défendre. Les sorciers ont de la ressource, mais j’ai peur que cela transforme irrémédiablement notre société.

Tu redoutes la fracture irréparable entre moldus et sorciers, la haine de part et d’autre, le rejet renforcé des nés-moldus comme toi… et comme toujours, ce sont les enfants qui paieront le prix le plus lourd.

— Désolé, je ne suis pas très encourageant… j’ai envie de croire qu’une solution est possible pourtant, je rêve que l’Ordre arrive à s’entendre avec des moldus pour mettre fin à tout ça.

Aiko partage ton point de vue.

— Je le souhaite aussi. Et cette librairie en est un bel exemple, en offrant de quoi lire aux moldus et aux sorciers. Je suis sûr qu’on peut se comprendre, les nés-moldus arrivent bien à se faire aux deux mondes, c’est que c’est possible ! Il faudrait arriver à prendre le temps de s’écouter et de se comprendre… mais personne n’est prêt à faire le premier pas.

Tu évoques le projet de bibliothèque, le genre de projet qui peut aider à son échelle, même si ça reste un verre d’eau dans l’océan. Mais il faut bien commencer petit, plutôt que voir grand directement.

— Je l’espère, c’est vraiment un beau projet. Puis les gens de l’Ordre sont déjà assez ouverts, je pense, ça les aidera d’en apprendre plus sur le monde moldu… ou sorcier, pour les moldus qui l’ont rejoint.

Mais c’est prêcher des convaincus, tu n’es pas sûr que les mangemorts s’y intéressent. Tu bois de nouveau.

— Le problème, c’est qu’on entend toujours les plus violents, mais la majorité des gens, moldus comme sorciers, ne veulent que vivre en paix.