Il fait encore nuit quand un taxi entre dans le petit village de Godric’s Hollow. Le bruit du moteur résonne dans le silence paisible de ce morceau de campagne anglaise qui semble presque figé dans le temps. Si quelques villageois, réveillés par le bruit, venaient à regarder par leurs fenêtres, ils verraient le véhicule s’arrêter juste quelques mètres après les premières maisons. Et puis, la portière à l’arrière s'ouvre pour laisser descendre le passager. Il n’a pas l’air de bien savoir ce qu’il fait, car les premières secondes, il regarde partout autour de lui, ses yeux verts anxieux filant d’un bout à l’autre de la petite rue déserte comme s’il craignait de voir la Mort en personne tournant à l’angle et se jeter sur lui. La voix rocailleuse du conducteur le ramène à la réalité et après un sursaut, le passager plonge une main dans sa poche et tend une poignée de billets à l’homme qui l’a conduit jusqu’ici. D’autres mots viennent troubler le silence de la nuit, puis la voiture se remet en marche et disparaît d’où elle est venue. Le passager reste planté où il se trouve jusqu’à ce qu’on ne voit plus du tout la lumière des phares.

Dès qu’il est seul, il se met en marche et traverse les petites rues de Godric’s Hollow d’un pas pressé. De nombreuses jolies maisons se dressent partout et pourtant, lorsque le passager s’arrête, c’est devant les ruines d’une habitation qui semble n’abriter plus personne depuis de longues années. Chaque fois qu’un villageois passe devant cette bâtisse, c’est plus fort que lui, il faut qu’il presse le pas, détourne le regard, échappe à la menace qui émane mystérieusement du bâtiment. Le visiteur, lui, observe la façade abîmée avec une étrange lueur de fascination dans le regard. De longues secondes, il reste devant la porte sans bouger, puis abaisse la capuche et dévoile ainsi les boucles brunes sur son crâne, la pâleur de ses joues minces, son visage d’adolescent effrayé. Il forme un poing de sa main tremblante et frappe quelques coups fermes sur la porte qui ne tient plus que par miracle. Elle s’ouvre de quelques centimètres, quelques mots sont échangés. Le jeune homme pénètre les ruines d’un pas hésitant.

De l’autre côté, c’est comme un nouveau monde. Adieux ruines, poussière et crasse. La demeure que cachent la désolation visible de l’extérieur est luxueuse, savamment décorée, immense. Dans le hall, l’homme et l’adolescent échangent quelques salutations sommaires et finalement, le plus jeune annonce : “Mon grand-père pense que je passe la nuit chez un ami. Il ne m’attend pas avant demain en fin de journée.” L’assurance manque dans sa voix, pourtant son regard brûle de détermination. Le moment est venu. Il s’y prépare depuis près de quatre mois. Il a suivi assidûment les séances d'entraînement dans cette même maison. Chaque week-end d’abord, quand il ne pouvait échapper à la surveillance de ses professeurs au collège Poudlard que par le prétexte des sorties à Pré-au-Lard. Plus régulièrement ensuite, quand les vacances d’été l’ont libéré de la surveillance d’un quelconque adulte autre que son maître d’armes. Désormais, Will sait se battre, utiliser des armes blanches et connaît même quelques nouveaux sorts dont certains n’appartiennent généralement qu’aux mages les plus noirs de tout le monde magique. Il est prêt. Cette nuit, il obtiendra la justice dont il rêve depuis sa plus tendre enfance. Cette nuit, l’assassin de ses parents paiera son crime au prix de sa propre vie. Son maître ne dit rien, mais Will hoche la tête. “Je suis prêt.” assure-t-il. “Allons-y.”

Il avait tout juste cinq ans lorsque ses deux parents ont perdu la vie. Aujourd’hui, il en a seize et quoiqu’en dise les lois du monde magique, il se sent suffisamment adulte pour réparer la terrible faute que les vrais adultes n’ont jamais voulu réparer eux-mêmes. Le maître guide l’élève dans les méandres de la grande bâtisse, jusqu’à la cour de l’autre côté de la maison. Ils s’arrêtent tous les deux et baissent les yeux vers le parapluie salement usé qui traîne sur le sol. Quand l’aîné se penche, Will referme ses doigts sur son avant-bras pour le retenir. Il lève ses yeux verts sur le visage de son maître. “Tobias !” dit-il et cette fois, l’anxiété est pleine et libre dans sa voix, “Si… Si je n’arrive pas à le faire, le moment venu… Vous le ferez pour moi, n’est-ce pas ?” Il y pense depuis des jours maintenant. Malgré la détermination, les certitudes, … Le passage à l’acte continue de l’angoisser. Heureusement, Tobias est avec lui et malgré les appréhensions que l'enfant avait pour lui autrefois, leurs fréquentes rencontres des derniers mois ont fait naître dans son cœur une confiance aveugle en cet homme. Désormais, il lève son regard plein d'espoir sur lui et espère sans craindre vraiment le contraire, qu'il se révélera à la hauteur de cette confiance.

Ce n’est pas arrivé du jour au lendemain, il n’y a pas eu de moment décisif faisant pencher la balance d’un côté ou de l’autre. De longues semaines d’entraînements, parfois difficiles, souvent épuisants. Quelques conversations entretenues pendant les pauses, des confidences soufflées timidement, des conseils prodigués généreusement. Le changement fut subtile, lent. Le résultat, lui, s’impose naturellement. Pour la première fois de toute sa vie, Will fait toute confiance à un homme qui ne lui est pas lié par le sang. Il s’apprête à faire la chose la plus terrible et la plus difficile de sa courte existence, et malgré la nervosité inévitable, il se sent en sécurité alors que près de lui, Tobias Towsen lui assure qu’il est prêt, promet de l’aider s’il manque à son devoir. Son ton rassurant reste calme, ne va jamais dans l’excès d’émotions superflues. C’est un homme serein, confiant, que Will a appris à respecter au fil des semaines. Et plus que ça, même, un homme qu’il admire d’une certaine façon, un mentor, un modèle dans lequel il se retrouve un peu. Un aperçu plutôt plaisant de l’homme que le Serpentard pourrait devenir un jour, s’il suit la bonne route. Il n’est pas stupide, pas aveugle non plus et après avoir passé tant de temps dans cette maison, Will a bien compris qui fréquente cet endroit. Ce qu'il refuse de devenir depuis bien longtemps. Et pourtant, alors que les jours passent, son esprit trouve seul des explications, des justifications pour contenir en un seul et même endroit, ses convictions personnelles et leurs contradictions incarnées derrière ces murs. Il a compris depuis longtemps que la vie n’est jamais parfaite, il l’accepte, suit la voie tracée par Tobias sans se laisser étouffer par les paradoxes qu’il crée tout autour de lui. L’avenir reste bien lointain et flou, pour l’heure Will ne s’inquiète que d’une chose : sa vengeance, juste à portée de main. Ce soir. Ce soir, il réalisera le rêve le plus sombre et le plus fort qu’il entretient depuis de longues années. S’il doit faire quelques arrangements avec ses propres croyances pour rendre cela possible, alors ainsi soit-il.

Sa main reste fermement accrochée au bras de Tobias alors que l’homme lance le décompte et qu’ils se penchent tous les deux vers le portoloin. Quand ses doigts touchent le parapluie, le sol se dérobe sous ses pieds, son corps happé par le vide par un crochet invisible qui semble le tirer jusque dans ses entrailles. Il serre Tobie un peu plus fort, ferme les yeux et en une seconde, semble-t-il, ses pieds retrouvent une surface stable. Il rouvre les yeux, brièvement désorienté par le voyage, gêné par la lumière des lampadaires qui brille ici, à l’autre bout du monde, de l’autre côté de l’océan. Les rues de Boston, la ville où il est né, a grandi et dont il ne garde que si peu de souvenirs. Il est cinq heures plus tôt, ici, la soirée encore jeune, mais déjà couverte de l’ombre de la nuit, rendue invisible par le miracle de l’électricité. Will est à la fois subjugué et désorienté par le spectacle. Il s’offre quelques longues secondes d’observation avant de tourner son regard sur Tobias, remettre la capuche de sa cape sur sa tête. Une main plonge dans sa poche, où ses doigts se referment sur le manche du poignard qu’il a appris à manier avec expertise. L’arme du crime. Pas de magie, c’est ce qu’ils ont décidé, afin que personne au Ministère de la Magie n’ait vent de ce petit règlement de compte.

“Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?” demande-t-il à son mentor, prenant l’air le plus déterminé qu’il puisse conjurer. Il n’a aucune intention de faire demi-tour si près du but et ils ont passé en revu la marche à suivre plusieurs fois, mais il a besoin d’un dernier petit rappel pour se concentrer. Il sait que d’abord, ils doivent retrouver la trace de leur victime. Dans son crâne, Will dessine son visage depuis l’âge de cinq ans, persuadé de ne l’avoir jamais oublié, pourtant il doute pouvoir le reconnaître d’un seul coup d'œil. Il n’est pas sûr, non plus, de ce qu’il ressentira au moment de lui faire face, quel sentiment, de la peur ou de la rage, prendra le dessus. Il n’y a qu’une seule façon de le découvrir, hélas… “Vous êtes sûr qu’il sera à l’endroit prévu ? Et s’il me reconnaît avant qu’on soit… Enfin, vous savez.” Au fond de lui, il sait que pour cet homme, le meurtre de ses parents n’étaient rien, qu’il ne pense probablement jamais à eux, ne se souvient certainement pas de leurs visages, pas assez pour les retrouver dans le sien. Seulement, c’est un peu difficile pour lui de prendre ce recul maintenant. Il veut aller jusqu’au bout, mais ne peut s’empêcher de penser à tout ce qui pourrait mal tourner et surtout, il doit se tenir loin de sa baguette du début à la fin et ça, c’est assez nouveau pour lui, au point que les doigts de sa main libre tremblent sous l’envie de se fermer sur elle pour se rassurer.