Décembre n'avançait pas. Keith aimait la neige, il appréciait le contraste entre la chaleur étouffante de l'intérieur du bar et la fraîcheur de la rue mais il ne pouvait se cacher que ce mois de décembre se traînait en longueur. Il était épuisé d'aller travailler avant l'aube et de rentrer chez lui dans la nuit déjà tombée. Vampire du nouveau monde, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une joie enfantine lorsque enfin en repos, il se permettait de rester au lit, le sommeil seulement empêché par les rayons du soleil filtrant à travers ses volets. Mais ces moments étaient trop rares pour le moment, et ils manquaient d'une personne au moins au bar, alors il trimait dur. Il n'avait jamais remplacé Alexander, futilement superstitieux; s'il le remplaçait, alors peut-être ne reviendrait-il jamais. Il aurait donné cher pour le voir passer la porte, maintenant. Même défoncé, même perdu, même énervé, il accepterait tout ce qu'il était, rien que pour le revoir. Lors de son enlèvement, il avait passé de longs mois sans nouvelle de lui mais là, il savait qu'il était parti de lui-même, qu'il lui en voulait et ne souhaitait plus le voir. C'était encore plus douloureux que de ne pas savoir où il était. Non.. Il exagérait. C'était plus douloureux quand il s'était inquiété nuit après nuit, jour après jour, peinant en se demandant s'il était encore en vie. Là, ce n'était que son égo qui était blessé, simplement sa volonté de...

- Un autre s’il vous plaît !

Le claquement de doigt le ramena à l'instant présent et il s'aperçut qu'il essuyait un verre propre depuis maintenant cinq bonnes minutes. Le bar était peu peuplé ce soir, quelques jeunes assis près du baby-foot. L'homme qui l'avait appelé n'était pas un habitué, mais cela en prenait le chemin. Il l'avait déjà vu plusieurs fois das le bar et il avait toujours été courtois, poli et souriant. Mais la soirée ne semblait pas bien se passer pour lui. Keith connaissait ces attitudes, ces hommes ou femmes se perdant jusqu'à lui, traînant tout le poids de leur vie sur un tabouret, noyant leur chagrin au fond du verre. Il devait en être au troisième verre et Keith lui servit un whisky.

- Quelle heure est-il ? Quelque chose me dit qu’il est tard et que je devrais rentrer.
- Il est presque minuit, mon brave! Et il n'y a pas d'obligation, tu peux rester.

Il s'accouda au comptoir, pas en face de l'homme, mais pas loin, de sorte de le garder à l’œil. Il avait eu son lot de chutes, de régurgitations et de bagarres, mais il y avait quelque chose chez cet homme qui, malgré l'alcool, désirait ne pas lâcher prise. Une retenue naturelle qui l'intriguait.
- C'est pas la grande forme, on dirait....

Il était souvent arrivé que les langues se délient en fin de soirée, quand l'alcool désinhibait les esprits et qu'il n'y avait plus de retenue. Keith avait souvent accueilli les larmes et les plaintes, il avait déjà rassuré, écouté, accueilli, sans jamais juger. Les divorces, les tromperies, les cœurs brisés, c'était son quotidien depuis tant d'années maintenant.

L'homme avait posé sur Keith un regard embué par l'alcool, comme rendu vitreux; il ne savait pas même s'il le voyait encore au travers ce voile. - Minuit …. La voix pâteuse, la langue sûrement très sèche de réclamer encore à boire, il connaissait cet état, et il souffrait déjà pour lui de son réveil le lendemain. Il pouvait anticiper pour son vis-à-vis le mal de tête, la sécheresse dans la gorge, la volonté de ne plus réitérer l'expérience. Trop souvent, ces lendemains avaient été leurs lendemains, ces symptômes les leurs, et bien trop souvent, ils s'étaient détestés pour cela. Il plongea ses yeux dans la détresse de l'homme devant lui et n'y lut rien de plus que celle qui le submergeait parfois. Il allait s'occuper de lui ce soir, il rentrerait dans la chaleur d'un taxi et il ne serait pas seul. Le téléphone qui tremblait au rythme des tressautements de la main de l'homme finit par s'échouer au sol et au vu du bruit, Keith était certain qu'il était cassé. - Ouais, mais bon. Qu’est-ce que je peux y faire ? Je ne peux rien changer à ma vie ? Je ne peux pas changer mes parents, ma famille ? M**** Attendez un instant, je vais chercher mon téléphone qui est tombé. Un étrange pressentiment saisit Keith a la gorge alors qu'un groupe d'hommes regardaient la scène depuis le fond du pub. Il les avait remarqués depuis leur entrée et Keith gardait un œil sur eux mais les voilà qui se montraient insistants et qui ne souhaitaient visiblement par les lâcher du regard. Pas méchants pour un sou de prime abord, mais franchement désagréables et malpolis. Il n'était jamais à l'aise avec ce genre de clients car, par le passé, cela avait souvent été du quitte ou double; soit il s'était leurré et ils avaient quitté le pub sans encombre à la fin de leur soirée, soit tout s'était terminé en bagarre et bris de verre. Alors que l'homme s'échoua au sol à cause d'une subite rencontre avec une marche invisible, les trois dans le fond se levèrent et se dirigèrent vers lui. Arrivé proche de lui, le plus grand des trois, tout de cuir vêtu et tatoué de façon extravagante déclama d'une voix forte Alors, si ce n’est pas Robin Kane, le fils du Premier Ministre. Tu sais quoi mec : ton père, il craint et toi aussi. Le premier coup se posa presque en douceur sur le visage du client de Keith, comme si le nouveau venu était encore trop hésitant quant à la force qu'il devait y impulser. Comme s'il n'était pas réellement responsable de ses actes, poussé par l'alcool ou par l'effet du groupe qu'il formait avec ces deux amis. Keith échangea un regard avec son cuisinier qui avait passé la tête par la porte de la cuisine et ce dernier s'éclipsa; Keith le savait au téléphone avec la police. Cependant, il était hors de question de les attendre et de laisser ces trois gaillards s'en prendre à un homme saoul. - On a toujours voulu faire cela. Hé toi ! Nous laisses-tu régler son compte au fils Kane ?. Keith soupira, il détestait ce genre de situations. Il retroussa ses manches et commença à faire le tour du bar. "Bon, écoutez moi bien les connards." Arrivé au bout du comptoir, il y déposa son téléphone et vint se ranger aux côtés de celui qui serait son soutien dans la bagarre. "Mon collègue vient d'appeler la police qui ne va pas tarder, donc on a exactement trois minutes. Soit vous partez tranquillement et vous ne vous en prenez pas à un homme bourré, soit vous n'hésitez pas, on se la met, et je remettrai à la police les vidéos des caméras que j'ai ici et là en même temps que les dents que vous aurez perdues sur mes poings." Il savait qu'il allait prendre la première, il le savait, et cela ne manqua pas. Le poing du premier connard s'écrasa contre son nez et le craquement sauvage qu'il entendit éclaboussa tout le pub. Il y eut un silence à l'issue duquel toute la rage qu'il contenait depuis le départ de Xander le submergea. Et il ne fut plus que colère. Il sauta sur l'homme qui venait de le frapper et ils tombèrent l'un et l'autre sous l'impact. Keith se dressa au dessus de lui, à califourchon sur son corps et commença à ruer de coups de poings son visage hideux.