« Tu vas enfin m’expliquer pourquoi tu voulais que je prenne les balles de Quidditch avec nous, Nemy ? » Il râle, Lorcan, jeune homme de seize ans, mais son amie ne l’écoute pas. Elle se contente d’avancer, bille en tête, vers le terrain de Quidditch. Envie de pratiquer le balais ? Pas du tout ! Mais l’utilisation des cognards nécessite un espace dégagé, un endroit où des badauds ne risqueraient pas d’être blessés par le passage d’une balle ensorcelée pour être belliqueuse. Derrière elle, son Poufsouffle de camarade continue de pester, alors elle soupire, se retourne et vient tendre la main pour lui prendre l’une des anses qui permettent de porter le coffre contenant les balles. Il l’en empêche, en écartant ledit coffre d’un mouvement sec. « Pas touche ! T’as de la chance que j’ai pas de troisième main, sinon j’te tapais sur les doigts ! J’peux me débrouiller tout seul. » Et il accélère le pas, le nez en l’air, la snobant comme… Comme une fille. Nemesys se mord l’intérieur de la joue pour ne pas éclater de rire. Avec Lorcan, c’est tellement facile… Bien plus qu’avec le reste de sa famille, sensé tenir à elle pourtant, non ? Dans un monde idéal, peut-être… Dans un monde idéal, elle aurait été envoyée à Serpentard, en digne descendante de Salazar qu’elle est sensée être… Et elle ne se retrouverait sans doute pas ici et maintenant, avec cette idée farfelue en tête… Elle serait dans la bibliothèque en train de potasser potions et autres sujets de botanique dans l’idée d’honorer la tradition familiale et de devenir médicomage… Rien que l’idée lui donne des frissons. Malgré le profond respect et la grande admiration qu’elle nourrit pour ce métier, elle sait qu’il n’est absolument pas fait pour elle… Elle, elle a besoin d’action. Elle a besoin de casse-têtes… Elle a besoin de challenges et surtout, elle a besoin d’action. Nemy, elle ne veut pas passer derrière et réparer. Nemy, elle veut se lancer dans la bataille comme une grosse brute et faire la différence… C’est un exutoire duquel elle a cruellement besoin, un moyen de laisser libre-court à tout ce qui bouillonne en elle, à tout ce qu’elle refoule, à toute cette colère qui la tient en permanence et qu’elle tait… C’est le moment où elle peut donner tout ce qu’elle a, de façon constructive, quand l’exercice physique ne suffit plus.

Elle est tendue quand ils finissent par arriver sur le terrain de Quidditch, Nemesys obligeant Lorcan à la suivre jusqu’en son milieu. Il pose la caisse, et se redresse, mains sur les hanches, pour souffler un coup. « Et ben ! » Lui, c’est comme ça qu’il se défoule. Avec du non-sens, de l’humour… Pour lui, c’est très facile. Il est tellement débonnaire, tellement optimiste… Elle se demande souvent, Nemesys, comment ils peuvent être amis. Pourquoi, en fait, est-ce que Lorcan perd son temps avec elle, alors qu’il a toute une farandole de compagnons avec lesquels échanger blagues sur blagues, et de demoiselles prêtes à tomber en pamoison devant sa carrure plus sportive que la majorité des sorciers, et ses beaux yeux bleus… Quoiqu’il en soit, il finit par se retourner vers la serdaigle qui, assise en tailleur près de la caisse, finit de lustrer soigneusement sa baguette comme un soldat entretiendrait son arme avant de partir au front. « Bon alors Asclépiades… Tu vas finir par me dire à quoi tu penses ? » Nemesys prend son temps. Les mouvements de son chiffon sur le bois sont lents, appliqués. « Toi et moi, on va se battre en duel, et les cognards vont t’aider. » Elle laisse tomber, du haut de l’assurance d’une ado de seize ans, d’un ton péremptoire, froid de calme. Lorcan, pour sa part, la regarde comme si elle était devenue folle. Il attend, quelques secondes, le je plaisante sensé conclure l’affaire, mais Nemy lève des yeux froidement décidés vers lui, ce qui le désarçonne et lui fait perdre un rien de son calme. « Ca va pas bien Nemy… ça va finir à l’infirmerie cette histoire… » Il a raison. Très raison. Mais elle s’en moque. Devenue agile comme une chatte, elle se redresse. Le trac lui noue la gorge, elle a l’esprit encombré de tellement de choses… La déception et la colère de ses parents quand le Choixpeau ne l’a pas envoyée dans la bonne maison, les cris de ces derniers et l’incompréhension totale de son frère aîné, presque père, quand elle a émis la possible intention de ne pas faire médicomagie… Ils lui ont hurlé après, comme si elle ne valait rien, comme si elle déshonorait tous ses ancêtres… Comme si, du coup, elle ne méritait même pas d’exister, si ce n’était pas pour honorer tous ceux qui l’ont précédée, et dans leur voix, l’expression du regret que ce soit son neveu, presque frère, Charon qui ait trouvé la mort dans l’année de leurs quatorze ans, plutôt qu’elle, la fille indigne...

Comme toujours, elle ne laisse rien paraître, mais Lorcan la connaît assez pour savoir quand il y a anguille sous roche, et quand Nemesys a décidé d’être butée à l’extrême… D’habitude, il baisse les bras, attend qu’elle se calme et raisonne avec elle ensuite. Mais là… Il craint de ne pas avoir le temps. « Nemy… » Il commence, soucieux de trouver les mots qui ne froisseraient pas son orgueil. Il connait son niveau en sortilèges et défense contre les forces du mal, mais affronter en même temps un sorcier de bon niveau et deux cognards… ça lui semble déraisonnable. Prêt à poursuivre, il se fait réduire au silence par un doigt impérieux de la Serdaigle sur sa bouche. Le regard qu’elle lui lance est plus intense et décidé que jamais. « Il n’y a pas 36 solutions à cette équation, Lorcan. En cas de sortilège lancé, tu peux soit parer, esquiver ou recevoir… Miser sur le manque d’acuité de son adversaire est trop risqué. Donc, je dois augmenter ma rapidité pour parer ou esquiver, pour ne jamais recevoir. C’est mathématique. » Elle conclut, reprend son doigt, et laisse tomber son chiffon près de la caisse, pour ne pas l’oublier plus tard. Elle hésite une seconde, avant d’en revenir à son compagnon. « Je veux devenir Auror, Lorcan… Et pas n’importe quelle Auror… » Non, ça aurait été trop facile… songe le garçon. Il ferme brièvement les yeux, la laissant terminer. « Je veux être la meilleure. Je veux être préparée à tout, tout le temps. Aide-moi s’il te plaît… » Le regard qu’elle lui lance fend l’âme du Scamander, qui comprend ce qu’elle ne dit pas, ce désir de venger la mort de son neveu autant que d’épargner à d’autres familles de connaître un tel drame. Il reste pourtant là, indécis, muet, à la dévisager un long moment… Avant de soupirer et de secouer la tête en signe de négation, regrettant déjà ce qui allait suivre. « D’accord Nemy… D’accord… »

Dans le silence, après avoir échangé un dernier regard, ils commencent à s’échauffer. Les leçons dispensées par le jeune Scamander depuis leur troisième année ont fini par muter en entraînement commun. Il l’aide, elle l’aide, ils s’aident. Et ils discutent. Enfin… Lorcan discute, et Nemesys répond. En trois ans, il en a appris un peu plus sur la Asclépiades, mais si peu selon lui… Il sait, sans trop de mal, qu’elle a un frère d’un an plus jeune, et un autre bien plus âgé, dont le fils a le même âge qu’elle. Il se doute qu’elle aime sa famille, mais qu’ils sont dans une spirale de déception, elle vis-à-vis de Nemesys, et Nemesys vis-à-vis d’elle. Il sait qu’elle a du caractère, qu’elle pense… Beaucoup. Pire, qu’à son sens, c’est sans doute la fille qui réfléchit le plus. Il sait qu’elle aime les jeux de mots et les devinettes, les énigmes et les traits d’esprit. Il sait qu’elle déteste qu’on parle d’elle en son absence, qu’elle préfère être méconnue de tous, et qu’elle en dit le moins possible pour ne pas laisser de place à l’imagination. Elle sait qu’elle a refusé les quelques courageux ou moqueurs qui l’ont invitée à sortir et que sa réponse a toujours été « parce que. » quand il lui a demandé pourquoi. Il sait que son shampoing sent la mûre, et son savon la noix de coco. Il sait qu’elle a des yeux auxquels il ne peut rien refuser.

Les deux jeunes gens prêts, ils se mettent en position, à une dizaine de mètres l’un de l’autre, le coffre prêt à être ouvert par Lorcan d’un coup de pied. « Et interdiction de retenir tes coups, Scamander ! » Elle le provoque, Nemy, concentrée… Et c’est parti. Les cognards prennent leur envol, les premiers sortilèges fusent. Nemesys pourrait détruire les balles enchantées d’un reducto, mais elles sont là pour simuler les attaques aléatoires de sortilèges dans une mêlée. Alors elle les esquive, dévie leur trajectoire, tout en tentant de contrer Lorcan. Lorcan, lui, fait preuve d’imagination et, répondant à l’exigence de sa partenaire, ne la ménage pas. Il l’attaque avec sa baguette, mais tente aussi de lui envoyer du sable dans les yeux, court, esquive… Ne lui laisse pas une seule seconde de fausse opportunité de le coincer. Au final, ils sont deux à en suer… Jusqu’à ce qu’ils halètent, commencent à entrevoir la fin de leur premier échange qui aura duré… Une éternité ? Un quart d’heure ? Probablement une durée entre ces deux-là. Lorcan fatigue le premier, mais c’est lui qui trouve la feinte qui met fin à leur duel. « Hey, Asclépiades… ça te dirait pas de m’épouser ?! » Il lui crie, figeant immédiatement Nemy sur place. « Quoi ? » Et la distrayant juste assez pour qu’un cognard sur le retour lui fauche violemment un bras, la projetant au sol après une pirouette digne du cercle du soleil.

« Nemy !! » Voyant la scène, Lorcan est horrifié. D’un coup de baguette, il fige les cognards et se précipite sur le corps inerte de la Serdaigle, qu’il trouve à la recherche de son souffle… Le bras plié dans un angle qui ne laisse pas le moindre doute à l’imagination… Il est brisé. La prenant avec une délicatesse infinie, il la redresse et la prend contre lui, grimaçant en même temps qu’elle à chaque mouvement. « Nemy, je suis désolé… » Plus que désolé, il est horrifié, et Nemesys, elle, est particulièrement pâle, mais parvient à sourire malgré tout. De son bras valide, elle vient coller une pichenette sur le front du Poufsouffle. « C’est totalement déloyal, Scamander… » Il accuse, sans sourciller, la punition de la sorcière et esquisse un sourire d’excuses. « Les mangemorts sont rarement loyaux, Asclépiades… » Elle hoche doucement la tête. « Il va falloir aller jusqu’à l’infirmerie… Tu penses t’en sortir ? » A nouveau, elle acquiesce. « Aide-moi à me relever s’il te plaît… Et ça ira. » Il s’exécute, lui faisant un mal de gueux malgré les précautions qu’il prend. Elle gémit de douleur, à plusieurs reprises, pendant la procédure mais finalement elle se retrouve debout, flageolant sur ses jambes. « Tiens… » De sa poche, Lorcan sort une barre de chocolat qu’il lui tend, mais elle la refuse. « C’est gentil, mais j’ai juste envie de vomir là… » Un sourire timide lui répond tandis que le Poufsouffle renvoie la friandise d’où elle vient.

Le jeune garçon particulièrement attentif à la jeune femme, ils rebroussent chemin tous les deux, vers le château et l’infirmerie. Le début du trajet se fait en silence, Nemesys ayant besoin de toute sa détermination pour ne pas tourner de l’œil à chaque pas, jusqu’à ce que que… « Dis donc Nemy… » Elle le regarde, un air interrogateur sur le visage. « Du coup, t’as pas répondu… Tu veux m’épouser ou pas ? »

[...]

Comme souvent depuis que Lorcan est décédé, Nemy se réveille en sursaut, à la recherche de son souffle, trempée de sueurs froides, ayant besoin d’une longue minute pour se souvenir de qui elle est, et d’où elle se trouve. Et, comme toujours dans ces moments-là, après la confusion vient la douleur… La douleur de l’absence, du manque, des regrets… L’amertume, la rancœur contre la vie, contre ceux qui lui ont enlevé la seule personne qui la supportait envers et contre tout… Et tout ce qui entraîne une résolution, une détermination plus forte à ramener l’ordre dans ce monde qui devient complètement fou. Les familles comme les siennes méritent réparation. La vengeance, c’est la justice qui a enlevé son foulard. Est-ce qu’elle veut se venger, Nemesys ? Bien sûr qu’elle veut se venger. Tout son être n’aspire qu’à ça. Elle veut chopper la lie de l’humanité qui s’est arrangée pour lui enlever tout ce qui comptait dans sa vie, et les soumettre au couperet de la justice… Pas sa justice, mais la justice. Aussi loin puisse-t-elle s’enfoncer dans la haine, Nemesys a toujours mis un point d’honneur à bien séparer les deux.

Assise dans son lit, front dans sa main, elle relève les yeux quand la porte de sa chambre s’ouvre, et que dans la pénombre ambiante apparaît la silhouette de Themis, sa petite fille de tout juste quatre ans. Lui adressant un sourire, sa mère lui tend les bras, poussant la petite à courir vers le lit, sur lequel elle saute pour rejoindre sa mère, qui la rattrape, et la serre contre elle. Pouce dans la bouche, doudou coincé sous son nez par son index, la petite se laisse faire volontiers tandis que Nemesys rabat sur elles deux les couvertures. « Tu as fait un cauchemar ? » Elle lui demande, écartant d’une main maternelle les petits cheveux épars sur son front tandis qu’elle hoche la tête. « C’est rien mon cœur… Tu sais comment on fait d’habitude ? » A nouveau, Themis acquiesce. « On fait comment ? » Elle lève les mêmes yeux bleus que son père, les yeux de Lorcan, dans la direction de sa mère. « On ouvre les volets… » Nemesys sourit. « Oui. Pourquoi ? » Elle retire son pouce de sa bouche. « Le soleil il brûle les cauchemars dans le piège… » La sorcière a un petit rire et acquiesce encore, serre plus fort sa fille dans ses bras et se balance doucement pour la bercer.

C’est dur pour Themis d’avoir perdu son père. C’est dur pour Nemesys d’avoir perdu son mari. Sans sa fille, elle ne sait pas où elle en serait maintenant, si les ténèbres ne l’auraient pas complètement engloutie, laissée vidée, sur le carreau. Elle a l’impression que la tempête de son adolescence, toute cette colère qui avait fini par se tasser avec le temps, la douleur du trépas de son neveu quelque peu adoucie, ne s’est, en fait, jamais vraiment calmée… Elle s’est juste montrée discrète. Et maintenant, il lui semble que c’est un ouragan qui menace de tout emporter dans son sillage. Chaque jour, en allant travailler, elle ignore si aujourd’hui ne sera pas le jour où elle lâchera prise, perdra le contrôle de ses nerfs et laissera exploser cette colère à la violence ineffable. Chaque jour, elle se flatte d’avoir développé un talent d’occlumens, avec l’aide de son frère. Cette colère, cet ouragan, il ne lui appartient qu’à elle. Elle ne supporterait pas que quiconque le voit, que quiconque en ait connaissance. Pas tant qu’elle peut l’éviter en tous cas. Pas tant qu’elle a la force de continuer à prétendre… Peut-être pas que tout va bien, mais au moins qu’elle parvient à gérer.

Elle parvient à gérer, pas vrai ? Difficile à dire… Elle vient d’être promue, et elle sait parfaitement pourquoi. Elle s’efforce d’être toujours aussi honnête, droite, juste et compétente dans ce qu’elle fait. Certes, ça lui laisse assez peu de temps pour prendre soin de sa fille, mais elle compense un peu de son absence en lui accordant des moments d’une grande qualité. Elle est brave, Themis. Elle endure, comme sa mère.

Les deux finissent par s’allonger, la mère gardant le petit corps de sa fille contre elle, permettant à celle-ci de glisser doucement dans un sommeil plus paisible. Nemesys baisse les yeux sur elle, regarde sa petite frimousse d’ange blond, et sa détermination se fait plus forte encore. Elle n’a pas pu sauver son neveu, elle n’a pas pu sauver son mari… Mais elle sauvera sa fille. C’est une promesse.