Jimmy & Sélénya

La Grande Salle est étrangement vide. C'est peut-être dû à l'heure avancée du midi, le repas est servi depuis un petit moment déjà, alors forcément, une grande majorité des élèves est déjà venue se restaurer pour profiter un maximum de l'après-midi ensoleillée qui les attends, pour réviser, ou tout simplement flâner dans le parc sans se soucier des cours. Ce n'est pas plus mal, en fait. Au moins, la table respective du jeune homme est pratiquement déserte, et il n'a pas à se mélanger aux autres. Il n’est pas asociale, loin de là, mais il n’a pas encore eu l’occasion de procéder à sa petite tâche quotidienne, et il compte bien en profiter pour le faire maintenant. Ainsi, en arrivant dans la salle, il a pu s'installer sans trop de mal à bonne distance d'un groupe d'élèves qu’il reconnaît être des sixième année. Oui, c'est ça, aucun doute, il y a Dawn Prewett avec eux, la petite soeur d’Ethan qui se trouve être dans la même maison que lui. Il l’aime beaucoup, la rouquine. Pourtant, il ne s'approchera pas, ne s'incrustera pas sans raison, préfère de loin rester discret, pour la simple et bonne raison qu’il a beaucoup de mal à s’en approcher, de la plus jeune Prewett. Et puis de toute façon, il a ce fameux petit mot à écrire, ou peut-être un petit dessin, il ne s’est pas encore décidé. Tout ce qu’il sait, c’est que la future destinataire est à quelques mètres de lui, et ce n’est pas Dawn Prewett.

Il ne s’est jamais considéré comme un ange gardien. Ce n'est pas ce qu’il fait avec Sélénya, depuis le début de l’année. Il serait incapable de lui éviter un danger, ou un truc du genre. Sérieux ? Vous le voyez, lui, se mettre entre un danger et elle ? Il serait bien trop en train de chier dans son froc pour ça … Bon, il ne dit pas qu’il le ferait pas, s’il en était capable, mais c'est pas le cas, donc problème résolu. Ou pas vraiment. Enfin bref. Non, avec elle, il agit plus comme une espèce de bon Samaritain. Quoi, c'est pareil ? Mais non, ce n'est pas vraiment pareil ! Il essaie surtout de mettre un peu de soleil dans sa vie, de la faire sourire. Enfin, elle ne le sait pas, que c'est lui, bien sûr. Heureusement d'ailleurs, il n'ose même pas imaginer ce que ça donnera si un jour elle s'en aperçoit … Ça foutrait sûrement tout en l'air … Enfin, pour le moment, il fait tout pour que ça n'arrive pas, et c'est très bien comme ça. Un peu comme là, où déjà il se met à gratter de la pointe de sa plume un petit bonhomme tombant de son balai, espèce d’illustration enfantine et humoristique, qu’il envoie d’un coup de baguette discret à la jolie blonde à l’autre bout de la table.

Puis il attend que le morceau de parchemin tombe à quelques centimètres de son assiette, il l’observe l’ouvrir, il l’observe en prendre connaissance, il l’observe, jusqu’à percevoir ce léger éclat qui illumine le visage de la blonde. Son trophée. Son unique but. Mais cette fois, il n’en reste pas là. Cette fois, il a envie d’aller plus loin. Cette fois, il quitte sa place, et remonte l’allée entre sa table et celle voisine, jusqu’à Sélénya. Sans trop savoir pourquoi, il s’assoit à côté d’elle, en lui jetant des petits regards discrets, tandis qu’elle, elle a toujours les yeux plongés dans le dessin qu’il vient de lui envoyer sans aucune signature. En vérité, ça fait un petit moment qu’il a envie de faire ça, mais il n’a jamais osé. Pas qu’elle l’intimide, elle fait bien partie des seuls filles qu’il n’a aucun mal à approcher. Mais cette fois, il se jette à l’eau, et pour la première depuis un bon bout de temps, il lui adresse enfin la parole autrement qu’au travers de ses petits papiers. « Je me demande ce qui peut bien te faire sourire comme ça … » Commence t-il, d’un ton presque un peu trop détaché. « En tout cas, ça fait plaisir à voir … » Un sourire poli sur le coin des lèvres, il lui adresse le regard le plus tendre qu’il a en stock. Ca fait combien de temps qu’il ne lui a pas parlé comme ça ? Un mois ? Un an ? Trois ans … ?

Jimmy & Sélénya

Ouais, il est assez nul pour montrer de fausses expressions. Il ne suffirait que de quelques secondes pour se rendre compte qu’il n’est pas si innocent qu’il veuille bien le faire croire. Pourtant, il est un très bon menteur, allez comprendre … Il saurait nier à la perfection si on lui demandait si l’auteur de ces petits mots, c’était lui. Mais il ne ment pas, quand il dit que ça fait plaisir à voir. Il le pense tellement fort. Peut-être qu’il n’aurait pas continué, s’il avait vu que ces petits gestes n’étaient d’aucun effet. C’est tellement peu. Presque rien. Des petits rien, en fait, tellement rien, n'importe quoi, du griffonnage, qui pourtant, émerveille son visage pendant quelques secondes à chaque fois qu'elle les reçoit. C'est exactement ce qu’il fait, lui envoyer des petits encouragements pour la remettre sur le droit chemin, et il voit que ça marche, alors il continue, encore et encore. Il n’attend pas de remerciement. Sa seule reconnaissance, c’est les sourires qui égaient le visage de la blonde, ce sont ses joues trop pâles qui rosissent, parfois. Ce sont ces étoiles, ces étincelles qui pétillent dans ses pupilles. Comme en cet instant, où elle ne le quitte plus des yeux. Regard qui l’aurait déstabilisé à coup sûr s’il avait été de quelqu’un d’autre, mais non, pas venant de Sélénya. Elle, il plonge son regard dans le sien, il essaie de lire la détresse qu’elle doit forcément y cacher, mais il ne trouve rien. Juste ce petit éclat de bonheur qu’il vient de lui transmettre, ce qui lui procure immense satisfaction.

En guise de réponse, il la regarde tendre le papier vers lui en expliquant que ce n’est pas le premier, et d’autres choses qu’il sait déjà, mais qu’il tente de ne pas montrer. Alors il joue la carte de l’étonné, écarquille les yeux en pensant que de toute façon il n’y a que deux solutions, soit ça marche, soit ça casse. Naturellement, il préférerait garder son incognito encore un peu, il n’est pas venu pour se livrer, juste pour la voir heureuse de plus près, parce que ça lui manque. « C’est bizarre de faire ça … Mais j’avoue que j’aime bien le concept … » Essaie t-il de lâcher avec le même détachement, tout en jetant un regard faussement intrigué au bout de papier. Mais il sent l’étau qui se resserre quand elle reprend. Il sort de sa zone de confort. Il va devoir se la jouer beaucoup plus prudent encore, maintenant qu’il sait qu’elle a deviné qu’il s’agit de quelqu’un qui la connaît bien. « Ah tu crois ? Ca peut être n’importe qui, y’a beaucoup de monde ici. » En même temps, comment pouvait-il croire le contraire ? A moins d’être tordu, ce n’est pas un inconnu qui aurait fait ça. En tout cas, pas sûr que sa remarque soit très crédible.

D’ailleurs, il grimace, quand elle plonge son regard dans le dessin, et cette fois, il doit se retenir de tout commentaire quand elle cherche à savoir si l’auteur est une fille ou un garçon. A l’intérieur, il meurt d’envie de lui dire que c’est un garçon, et c’est presque un soulagement quand elle le devine d’elle-même. Ou peut-être pas. Peut-être aurait-il dû la mener sur le mauvais chemin. Peut-être aurait-il dû lui dire que pour lui, les traits de crayons du dessin sont beaucoup plus féminins que masculins. Un bon menteur, n’est-ce pas ? A moins que cela n’aurait fait qu’éveiller encore plus les soupçons sur lui ? A vrai dire, il n’a même pas le temps de se poser la question que déjà il perd toute l’idée de sa stratégie, alors qu’elle reprend une nouvelle fois. Cette fois, il déglutit, et détourne son regard. Il est de plus en plus mal à l’aise. Il n’aurait pas dû venir la voir. Il aurait dû continuer de l'observer de loin. Parce qu’à ce qu’elle ajoute, c’est la confusion totale. Le remercier ? Ca veut dire que … Il cherche à nouveau son regard, les joues pourpres, une sueur froide perle déjà sur son front. « Qu … quoi ? Bafouille t-il. Pourquoi tu veux me remercier ? Le regard fuyant, il gigote, ne tient plus en place sur le banc. Tu crois que c’est moi ? Articule t-il dans un ricanement gêné. Je te jure que j’ai pas assez d’imagination pour ça hein ! »

Jimmy & Sélénya

Bien sûr que si, il a l’imagination pour faire ça. C’est un créatif Jimmy, comme sa grande soeur. C’est un grand imaginatif, sinon il n’arriverait pas écrire ces quelques chansons qu’il a déjà au compteur, et ces quelques mélodies qu’il aime gratter sur sa guitare, quand il est seul dans sa chambre, à Londres. En revanche, il n’aurait pas menti s’il avait dit que lui, de toute façon, il ne sait pas dessiner, parce que c’est vrai. Ses traits de crayon sont aussi grossiers que ceux d’un gamin de deux ans, et d’ailleurs, il écrit comme une patte de chat, c’est limite si on parvient à le relire. Mais ça, ça n’aurait pas été le bon argument, puisque les petits dessins qu’il envoie à Sélénya ne sont pas du grand art. On pourrait même lui dire qu’ils sont moches qu’il ne serait pas vexé. Mais l’imagination, elle est là. Personne ne lui a soufflé l’idée. Il ne l’a volé à personne non plus. Il voulait juste redonner le sourire à la jeune fille, et c’est la première chose qu’il lui ait venu à l’esprit pour rester incognito. Autant dire qu’il n’aurait pas été d’une grande discrétion si à la place il avait eu comme idée de lui jouer un nouvel air chaque jour. Enfin, faut croire que les dessins, ce n’était pas beaucoup plus discret, finalement, puisqu’il est grillé. Elle lui a clairement fait comprendre, et pourtant lui, arrive encore à nier. Ce n’est pourtant pas mal, elle avoue même qu’elle ne le remerciera jamais pour ça, mais non, lui, il y tient, à son anonymat, et qu’importe si ça ne sert plus à rien ou non. Parce que non, ça ne sert à rien de nier, et il le sait en plus. Son comportement parle de lui-même. Sa façon de gigoter, de la fuir du regard, de bégayer, alors qu’à peine quelques minutes avant il était parfaitement zen. Tout le trahit. Il se trahit tout seul et s’en rend bien compte.

Alors quand elle reprend, il baisse les yeux, peu fier de lui. Il n’a pas envie de passer pour un lâche à ses yeux. D’ailleurs, ce qui lui fait un pincement au coeur en l’écoutant, c’est de se comporter comme un gros nul alors qu’elle ne le mérite pas. Pourquoi a t-il ce besoin de lui mentir alors qu’en cet instant, il n’y a pas plus compréhensive qu’elle ? D’ailleurs, tous ces mots qu’il lui a envoyé, ce n’était pas pour la nuire, alors pourquoi ne peut-il pas être tout à fait honnête, pour une fois ?  Être honnête. Il en a plus qu’envie là, en cet instant. Et puis, au moins, les dés seront jetés, et ce mur qui s’était construit peu à peu entre eux se détruira peut-être, s’il admettait qu’il n’a pas cessé de penser à elle, et surtout, de vouloir son bien. Il ouvre la bouche, mais ne relève pas les yeux pour autant, déterminé à lui dire la vérité. Sauf qu’elle le devance, et c’est à la fois une déception tout de même mêlée à une pointe de soulagement. Sauf que ce qu’elle lui dit lui fait finalement relever les yeux sur elle. Si elle savait à quel point lui aussi, il regrette que les choses se soient dégradées ainsi entre eux. Il mord sa lèvre, avant de lui répondre. « Et moi je suis désolé de t’avoir laissé tomber … » Oui, parce qu’il a toujours ressenti ça comme ça. Alors que tout allait bien entre eux, il a fallu que leurs chemins se séparent quand il l’a vu progressivement mal tourner, alors qu’au contraire, il aurait dû être là pour elle. « Ces mots … Avoue t-il en détournant le regard. C’est une manière de me rattraper … J’ai pas été là quand t’avais besoin de moi … Je voulais pas faire deux fois la même erreur … Tu comprends ? » C’est une véritable question. Il veut être certain qu’elle ait bien compris qu’il regrette ce qu’il a pu faire par le passé, qu’il voulait mieux faire cette fois. « Tu veux pas qu’on bouge ? » Certainement qu’ils seront mieux dehors, au calme, pour discuter.