« Ce n'est pas la loi qu'il faut craindre, mais le juge. »
TW : violence domestique
Le monde est plein de chiffres. Sévastian a huit ans. Il y a quarante-cinq lattes de parquet entre son lit et la porte de sa chambre. Six tableaux l’observent d’un œil critique depuis le mur à gauche. L’arbre qui ondule près de sa fenêtre compte soixante-dix petites branches. Il dit soixante-dix, Sévastian, mais il n’est pas certain parce qu’il ne voit pas tout l’arbre depuis sa position sous la couette, et puis aussi parce qu’il a besoin de se concentrer pour compter et qu’il a mal et qu’avoir mal, ça empêche beaucoup de se concentrer.
Le petit garçon se tortille doucement sur la couette. Ça tire. Ça tire dans son dos et ça brûle et ça lance et il étouffe un grognement sourd contre son oreiller. Sa respiration plongée dans le coton lui renvoie de l’air chaud quand il se force à souffler. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Il compte en tapotant le matelas du bout des doigts. Les chiffres sont plus gentils que son corps et lui font oublier qu’il souffre.
Une latte. Deux lattes. Trois lattes.Sévastian ne sait plus pourquoi Père était en colère, ce soir. Peut-être était-ce lui, peut-être était-ce mère. Peut-être encore était-ce Dimka, tout petit Dimka qui n’a rien fait de mal, ou Grigori qui ne comprend pas encore pourquoi on appelle l’aîné dans le bureau lorsqu’un conflit tourne mal.
Dix lattes. Quinze lattes.Le bureau, c’est la pièce qu’il aime le moins dans la maison. C’est un endroit froid et austère, inconfortable, et lorsqu’on y pénètre on sort avec des bleus et des plaies et des mots terribles qui restent dans la tête et tournent et tournent dans l’esprit.
Tu es une déception, Sévastian. Tu l’as toujours été et tu le resteras.Vingt-cinq lattes. Trente-cinq lattes.Le garçon souffle doucement et ferme les yeux, une seconde, rien qu’une seconde avant de repartir. Ses petits doigts tapent lentement le bord du lit et il respire lentement pour ne pas tirer sur son dos.
Dans la chambre de Sévastian, il y a quarante-cinq lattes et six tableaux et une grande fenêtre par laquelle on voit un arbre qui a à peu près soixante-dix branches. Dans la chambre de Sévastian, il y a un enfant. Et dans le dos de cet enfant, il y a vingt marques boursouflées et bleues.
Les cris résonnent au rez-de-chaussée. Les cris résonnent au rez-de-chaussée et c'est la voix de Dimka qu'il reconnaît. Sévastian prend une inspiration tremblante devant la porte de sa chambre. Sa gorge se noue et son cœur bat plus fort, désespérément fort contre ses côtes fragiles. Il déglutit doucement, ferme les yeux, souffle pour apaiser l'angoisse qui brûle son regard. Ses doigts se posent sur le sol, juste devant l'entrée. Ils parcourent le bois dans un geste maintes fois répété et comptent sans lui laisser le temps de penser les lattes qui tiennent dans l'embrasure.
Un nouvel éclat de voix résonne et Sévastian se redresse, ne se laisse pas le temps de réfléchir et ouvre la porte. Instant d'hésitation. L'enfant arrache à ses muscles la volonté de bouger et pose un pied nu sur le parquet du couloir. Ce sont ses pas qu'il énumère cette fois, dans un effort désespéré pour contenir la panique grouillante qui l'étouffe.
Un, deux, trois, quatre... Les voix sont plus claires désormais et les reproches fusent comme des menaces de la bouche du paternel. Le garçon n'a pas le choix. Il sait qu'il n'a pas le choix. C'est une certitude qui pèse sur ses épaules plus lourdement que du plomb, une responsabilité au goût amer qui le suffoque. Chaque geste le rapproche de son destin et il a peur, il crève de peur, mais il sait qu'il va le faire. Quoique ce soit, il va le faire. Parce que c'est son devoir.
Cinq, six, sept... Une part de lui pourtant souffle qu'il ne devrait pas avoir à bouger. Une part de lui, laide et lâche et faible, supplie de fuir. Il n'a pas envie de le faire. Il en a assez de subir. A dix ans, il devrait avoir un tas de préoccupations qui n'incluent pas de sacrifices et ne promettent pas de coups. A dix ans, il ne devrait pas se demander comment attirer l'attention de son père loin du petit corps fragile de Dimka. Mais voilà, Dimka a six ans. Dimka a six ans et Sévastian est son grand frère. Être un grand frère signifie protéger, protéger de tout, tout le temps, toujours.
Huit, neuf... Chez les Dimitrov, la menace a un nom et un visage et une voix. Chez les Dimitrov, le danger porte un statut et une autorité, mais surtout une ceinture, des mains et une baguette acérées. Être l'aîné des Dimitrov, c'est donc surtout se sacrifier.
Dix.Sévastian est nez-à-nez avec un très joli vase qui a dû coûter très cher. En bas des escaliers le ton monte encore et, même s'il ne discerne aucun des mots prononcés, son coeur se froisse au seul son de la voix courroucée. Ses yeux dévisagent la porcelaine. Une terrible sensation dévore sa poitrine, l'impression d'une mort imminente qui contracte son estomac et noue sa gorge. Il a envie de vomir.
Pourtant, ses doigts se tendent. Ils se tendent et Sévastian ferme les yeux parce que les ouvrir signifierait regarder ce qu'il s'apprête à faire et c'en est trop pour lui. Ce n'est plus de la peur, qu'il ressent : c'est de l'horreur pure.
CRAC
Une larme vagabonde s'égare sur sa joue lorsqu'il rouvre ses paupières. Il l'essuie d'une main tremblante tandis que déjà les appels résonnent. Les portes claquent. Son père approche en courant de l'incroyable fracas généré par la chute du vase. Dans quelques instants, il sera là. Il sera là et il le trouvera, droit comme un piquet devant le désastre de porcelaine qui s'est répandu jusque dans les marches de l'escalier.
Ses yeux sont fixés sur les centaines de morceaux écorchés qui jonchent le sol. Il ne peut s'en séparer. C'est hypnotique, tout ce blanc brisé, cette infinité de cassures. Il se demande furtivement s'il finira un jour dans le même état, dispersé en des milliers de petites parties, étendu sur un tapis vert. L'espace d'un instant, Sévastian est vide. Ses émotions le submergent tant qu'il se noie et tout est soudain distant, inaudible et flou. Il est sous l'eau et le reste du monde est loin, très loin de lui. Pas un muscle ne bouge, pas un son ne frôle ses lèvres. Il n'y a rien. Il n'existe plus. Ne veut plus exister.
Puis une grande main s'empare de son bras et le secoue avec une telle violence qu'il perd l'équilibre. Ses jambes se tordent sur elles-mêmes tandis qu'il peine à se rattraper. Ses sensations reviennent une à une comme autant de claques, et il a déjà du mal à respirer lorsque le poing l'envoie au sol. Il est étonné de ne pas ramasser de débris de porcelaine mais le vase trône déjà sur son établis, fier et immaculé. Sévastian aussi voudrait être réparé, mais les humains sont infiniment plus complexes que les objets et leurs blessures sont éternelles.
« Je suis désolé. », souffle-t-il.
Il ment. Son père sait qu'il ment. La poigne qui se referme sur sa mâchoire est d'une incroyable force et l'enfant pose par réflexe ses mains sur les grands doigts de son agresseur, cherchant à desserrer son emprise. En vain.
« Espèce de
vaurien. Espèce de sale petit
insecte. Comment oses-tu ?
Comment oses-tu briser ce vase ?! Es-tu un complet
incapable ?! Tu es
indigne de ta position,
indigne de tout ce que ton nom t'offre ! »
Sévastian sait. Il sait tout ça. Il sait qu'il n'en vaut pas la peine et a abandonné depuis longtemps le rêve de lire de l'amour dans le regard paternel. Il n'en vaut pas la peine. Dimka, en revanche, Dimka vaut tous les sacrifices. Et il les fera.
незнакомец. étranger.
Il y a quelque chose qui cloche, chez lui, quelque chose qui s’est construit de travers, des angles abruptes qui dépassent du moule trop lisse que ses parents lui imposent. Il y a quelque chose qui choque, chez lui, quelque chose qui murmure qu’il n’a rien à faire ici, des pensées trop régulières qui s’égarent, qui hurlent des vérités qu’il n’a pas le droit d’énoncer. Il y a quelque chose qui coince, chez lui, quelque chose qui pleure et crie et hurle son droit de vivre et d’exister, ses convictions interdites et ses questions maudites, ses craintes permanentes et sa colère montante. Sévastian n’a rien d’un Dimitrov. C’est ce que Père et Mère répètent tour à tour, des mots qui valsent en boucle dans sa tête et s’immiscent dans les quelques nuits qui ne sont pas interrompues par ses angoisses et ses douleurs.
Ils ont raison, pourtant. C’est à croire qu’il n’est pas né d’Ekaterina. Il a beau tenter de se conformer, à beau écouter les longs discours et les grandes leçons, rien n’y fait. Sévastian ne comprend pas pourquoi il devrait traiter les femmes comme des esclaves. Sévastian ne voit pas la nécessité d’un comportement policé. Sévastian ne tolère pas la violence du paternel envers tous ceux qui ont le malheur de l’insupporter. Il y a ce volcan dans sa poitrine, cette lave incandescente qui brûle de valeurs incompréhensibles, qui bouillonne d’une rage devenant haine. Il déteste son père. Il le méprise. La vérité qu’il n’ose pas s’avouer enfle, et enfle, et enfle au fil des jours, au fil des coups, au fil des mots. Il y a, dans les tréfonds oubliés de son esprit, une question qu'il n'ose poser.
A-t-il
envie d’être un Dimitrov ?
Durmstrang est une révélation. Non, Durmstrang est une
libération. Dans la cacophonie permanente des couloirs du collège, Sévastian découvre pour la première fois le goût de l'insouciance. La sévérité des professeurs est une caresse bienveillante en comparaison avec le climat de sa maison d'enfance. Dehors, il peut courir, explorer, s'élancer dans les airs ou plonger dans les eaux froides des lacs alentours. Il vit. Il
vit. Son cœur bat et ses yeux pétillent et ses membres bougent sans l'épée de Damoclès qui plane sur ses épaules depuis son plus jeune âge. Les regards inquisiteurs du père et de la mère n'existent plus que dans son esprit et, si le souvenir de leur voix lui souffle des jugements incisifs, ceux-ci n'ont plus d'emprise sur le réel. Il n'a plus de responsabilités. Quelques heures par jour, il peut s'arroger le luxe de ne pas penser au sort de ses cadets face aux poings de Sergeï.
C'est le soir, qu'il ne peut y échapper, lorsque l'école se fait silencieuse et ses songes plus bruyants. C'est le soir, lové dans sa solitude, qu'il se demande combien d'ecchymoses peignent le corps de ses frères et sœur depuis son départ. C'est le soir, à l'heure où ses doutes surgissent comme les monstres imaginaires des enfants, que les sensations fantômes des mains et du cuir contre sa peau le hantent et posent des questions qui le torturent. Combien de gifles la marâtre a-t-elle asséné en croyant les éduquer ? La morsure de la ceinture leur est-elle plus familière désormais ?
La gorge se serre et la respiration s'égare, et il ne montre à personne les larmes que son coussin éponge alors qu'il s'emprisonne à nouveau dans le carcan familial. Sévastian rêve de simplicité dans un monde destiné à l'écarteler.
- Citation :
Petit frère Cher Dimka
Dimka,
Je suis désolé de t'écrire cette lettre, mais je crains que père ne me laisse pas vous dire au revoir comme il se doit. Tu le connais. Je voudrais pouvoir te prendre dans mes bras et j'espère que j'en aurai l'occasion après avoir annoncé mon départ, mais je dois être réaliste. Je suis un Dimitrov, après tout.
Je ne sais pas quoi te dire. J'ai peur Je ne peux plus rester. Il y a trop de choses qui font que je n'ai pas ma place dans cette maison. Ce n'est pas vous. Je vous aime tous. Je t'aime fort, Dimka, j'espère que tu le sais. J'espère égoïstement que tu ne m'en voudras pas mais je ne te le reprocherais pas, si c'est le cas. Je n'ai pas le cho
Tu es un petit frère formidable. Tu l'as toujours été. Et je suis fier de toi, même si tu t'en moques. Je suis désolé de vous laisser comme ça, je voudrais que les choses soient différentes, je voudrais vous emporter avec moi, mais je ne peux pas. Je te serais reconnaissant si tu pouvais transmettre les deux autres lettres à nos cadets, mais fais attention à toi. Sergeï est un pauvre conna ne sera pas clément s'il t'attrape.
Prends soin de toi. Si tu ne dois retenir qu'une chose, retiens celle-ci, je t'en prie. Tu mérites d'être heureux et tu mérites de te réaliser. J'espère te revoir un jour, au plus vite. Sache que ma porte (quand j'en aurai une), te sera toujours ouverte.
Я тебя обожаю
- Citation :
Grigori Cher Grigori
Petit frère,
Ma décision te semble sans doute incompréhensible. Je sais combien cette famille est capitale à tes yeux et je sais que le regard de Père et Mère est important pour toi. Peut-être que tu ne liras jamais ces mots. Peut-être que tu ne veux plus rien entendre de moi. Si c'est le cas, ce n'est pas grave. Je comprends.
Je veux juste te dire au revoir, si je ne peux pas le faire autrement. Je veux juste te dire que tu peux te construire sans eux, même si ça te semble impossible. Ne les laisse pas te mani En grandissant, tu découvriras des choses si tu le veux bien, tu liras et tu écouteras d'autres opinions et tu te rendras compte que l'étroitesse d'esprit est l'adage seulement des sang-purs et des idiots. Le monde est grand quand on fait l'effort de le découvrir, alors s'il te plaît, ne les laisse pas te passer des œillères. Tu vaux mieux que ça. Ils ne te méritent pas ta fidélité autant que tu le penses. L'amour, le vrai, n'a pas de cases à cocher. J'espère qu'un jour tu le comprendras.
Essaie de te rapprocher de tes frère et soeur. Ils ne sont pas tes ennemis. Tu n'es pas un gladiateur dans une arène et nos parents ne sont pas sénateurs. Tu existes et c'est suffisant. Ca l'a toujours été.
Je t'aime, Grigri.
- Citation :
Chère cadette Petite soeur Ana
Anastasiya
Tu ne me connais qu'au travers de Bulochka. On ne se parle quasiment jamais et j'en suis désolé. Je n'ai pas de bonne excuse à te donner, j'aurais dû pouvoir te consoler. Je n'ai pas été un très bon aîné et ce que je veux vais m'apprête à faire n'arrangera sans doute rien.
Je suis désolé que tu sois née dans cette famille. Je suis désolé que Sergeï te traîte comme une mer chose à briser et modeler selon ses désirs. Je suis désolé que Mère reproduise son carcan auprès de toi. Tu mérites mieux que ça. J'espère que tu le sais.
J'espère que le jour viendra où nous apprendrons à nous connaître. Sache que ma porte sera toujours ouverte, si lorsque nous nous retrouverons.
Même si je ne te connais pas beaucoup, je t'aime petite soeur. A tout bientôt.
Tu les as abandonnés. Sévastian a dix-sept ans. Sévastian a dix-sept ans et, pour la première fois, il est seul. Entièrement, irrémédiablement seul. Il n'y a pas de famille à contacter, personne chez qui loger, aucune aide à demander. Les quelques pièces qu'il a dérobées sont ses seules ressources et il n'ose faire appel à ses amis de peur qu'ils ne subissent les représailles paternelles. Sergeï a été clair : Sévastian n'existe plus, ne doit plus exister.
Tu les as abandonnés.A chaque pas, la réalité prend corps. A chaque pas, les conséquences de ses actes prennent en texture et en volume. Il se rend compte, brusquement, qu'il ne sait pas où aller. Son départ ne s'est pas déroulé comme prévu; il n'a pas l'ombre de l'argent nécessaire pour s'installer quelque part, où que ce fût. Ni pour acheter de quoi voyager. Ni pour payer quelques jours à l'hôtel.
Tu les as abandonnés.Sa gorge se serre et des larmes voraces brûlent son regard, mais il refuse de lancer ne serait-ce qu'un coup d'oeil en arrière. Non. Il ne donnera pas cette satisfaction à Sergeï. Il ne lui donnera plus jamais rien.
Plongeant son nez dans la fourrure chaude de Bulochka, le jeune homme se force à respirer lentement. Il inspire l'odeur réconfortante de son chat et s'autorise une seconde à oublier qu'il est dehors et seul et enfoncé jusqu'au coup dans des ennuis plus gros que lui. Le matou, manifestement heureux de l'attention, lui adresse un ronronnement.
Tu les as abandonnés.Finalement, il se trouve assez loin de la demeure pour dépasser le sortilège de protection qui l'entoure. Là, seulement, Sévastian resserre son emprise sur son animal. Là, seulement, il s'empare de son sac. Inspire, expire. Inspire, expire. Inspire, expire. Il transplane.
Tu les as abandonnés.Il y a un mur froid et humide près de la gare de Vitebsk. La pierre pâle tranche avec l'obscurité de la nuit qui s'avance et le jeune homme traîne la patte jusqu'à la paroi. C'est contre elle qu'il se ramasse. Il se recroqueville par terre, son chat blotti contre lui, enfonce son visage dans les poils sombres et chaud et ferme les yeux, et se mord la lèvre au sang.
Tu les as abandonnés.Le premier sanglot éclate. Ses épaules se secouent et Sévastian se replie un peu plus sur lui-même.
Tu les as abandonnés.Il ne peut retenir le second et une main tremblante se plaque désespérément sur sa bouche dans l'espoir de contenir les émotions qui saignent sur ses joues. Les pires craintes lui mordent le coeur tandis que ses vieux démons le déchirent.
Tu les as abandonnés. Tu les as abandonnés. Tu les as abandonnés. Tu les as abandonnés.Tu les as abandonnésTulesasabandonnésTulesasabandonnésLes larmes coulent en torrent et sa voix ne peut plus se contenir et il pleure, là, seul contre le mur blanc de la vieille gare, sa détresse comme seul bagage tandis que son monde s'effondre. Il n'y a plus rien. Il n'y a plus rien et il a laissé tout le monde, il les a laissés, tous, à la merci du monstre qu'il ne pouvait plus affronter. Il les a laissés et peut-être qu'il n'aurait pas dû, peut-être qu'il a eu tort, peut-être que tout va s'empirer parce qu'il est seul et qu'il ne sait pas où aller et-
« Mraw ? »
Bulochka plonge sa tête dans le creux de son cou et les sanglots redoublent tandis qu'il s'accroche à lui comme à une bouée de sauvetage. Ce chat semble être la seule barrière entre lui et le néant, la seule lueur dans les ténèbres que projette sa famille.
Le matou ronronne doucement et pétrit son épaule avec un flegme naturel. La sensation familière l'arrache au désespoir qui l'engloutissait. Il compte les caresse dont il couvre l'animal. Une, deux, trois... Une, deux, trois...
Ses yeux se ferment, et il souffle. Dans quelques minutes, il se redressera, et il transplanera ailleurs, essayant de rejoindre des contrées plus chaudes et plus proches de son objectif. Non, ce soir, il se permettra peut-être un train sans ticket, profitant du chauffage et du confort le temps qu'ils dureront. Les moldus sont faciles à berner avec un peu de pratique et beaucoup de discrétion. Il pourrait s'en tirer. Il devra s'en tirer.
Pour l'heure, Sévastian se love contre son chat et tente d'oublier ceux qu'il a laissés derrière.
« The fuck are ya doin' here, kid ? »
La voix est rauque et le ton bougon. L'homme qui s'adresse à lui a la barbe longue et les cheveux gras, une veste trop grande et un look qui parle de pauvreté plus qu'aucun mot ne peut le faire. Sa posture se veut rassurante. Sévastian, lui, reste figé. Un nuage blanc s'échappe des ses lèvres à chaque bouffée d'air, et il resserre l'emprise qu'il porte sur Bulochka, blotti dans son manteau.
« Kid ? »
Sévastian ne parle pas anglais. Cette vérité menace de faire éructer un éclat de rire nerveux de sa mâchoire crispée, parce qu'il est un putain d'abruti et qu'il n'a pas réfléchi. Il est parti loin, très loin de son père, et il a pensé à l'Angleterre. Il ne sait pas pourquoi. Non, c'est faux, il sait pourquoi : il veut devenir auror et Poudlard offre des cours à l'université, mais ce ne sera pas possible. Pas comme ça. Pas sans argent, pas avec un Sergeï intransigeant qui sabotera son existence même à l'autre bout du monde.
« Kid, listen to me, I understand if you're scared but I need you to listen, ok ? Can you do this for me ? I swear, if I wanted to rob you I'd have done it already. »
Il ne comprend rien. Il ne comprend rien et la fatigue, le froid, la faim, la douleur et la peur commencent à lui monter à la tête. Non, pas à la tête, à la gorge. Il étouffe. L'oxygène rentre mal, ses côtes enflent trop vite ou pas assez et il ne parvient pas à respirer et-
« Shit.
Shit ! »
Quelques pas vifs s'approchent de lui et Sévastian tente de reculer mais il est trop fatigué et il ne peut pas se défendre, il n'a que sa baguette et ce sera pire s'il utilise la magie contre un moldu dans un pays où il n'a pas le droit d'exister et il a peur et il ne sait pas ce qui va lui arriver et-
Une grande main se pose sur son épaule et il sursaute. Ses yeux s'écarquillent droit sur le visage légèrement ridé de cet inconnu dont il ne comprend pas le langage. Il a l'âge d'être son père. Il a l'âge d'être Sergeï, mais sa poigne est tendre et son regard compatissant quand il prend une grande inspiration devant lui.
Il ne comprend pas, d'abord, mais il compte les souffles de cet homme et cela l'apaise un peu. Puis, sans s'en rendre compte, il l'imite.
« Breathe, kid. That's it. That's it, you can do it, come on, it's ok. It's gonna be ok. »
Sévastian se laisse emporter par le rythme des respirations, et des mots qu'il ne distingue pas mais qui l'apaisent, et de la voix rauque mais tendre de cet ange sorti tout droit des rues qui, lentement, le guide vers sa demeure. Ce n'est qu'un amas de cartons réchauffés par un baril qu'il alimente en feu, et il y fait froid et humide, et il a toujours faim mais il se demande furtivement s'il a jamais connu une telle chaleur.
« Hmmmmm... Qu'est-ce que tu fais, Sev' ? »
Les premiers rayons du soleil pénètrent la chambre avec une lueur douce, projetant des reflets rosés sur les murs et les draps. Sévastian est occupé à passer sa tête dans son T-shirt à manches longues lorsque sa compagne du soir se retourne, glissant un bras autour de ses hanches. Il esquisse un sourire.
« Je m'habille ?
- Déjà ? Putain, qu'est-ce que t'es matinal c'est ouf...
- Dors, toi. Je te cuisine le petit dej'.
- Hmmmm ouaiiiis... Tu sais me parler, toi. »
Un sourire frôle ses lèvres alors qu'il passe ses doigts dans les mèches crépues. Son haut coule finalement sur son estomac et il se détache de l'emprise de son interlocutrice pour se redresser. Il ne commente pas la conversation. Ses lèvres se ferment sur les secrets qu'il ne peut dévoiler et il ne dit rien. Il ne dit pas que s'il est matinal, c'est parce que dehors on ne s'éveille pas plus tard que l'aube. Il ne dit pas que s'il prépare le repas, c'est un peu pour elle mais c'est surtout pour manger. Il ne dit pas que l'idée d'en profiter lui noue l'estomac de culpabilité. Non, Sévastian se contente de plaquer une expression tendre sur ses traits en se levant, comme le font les amants au petit matin, comme le font les gens de son âge après des soirées délicieuses.
Son caleçon est porté disparu. L'information le chiffonne et il le cherche longuement dans la chambre, avant de remarquer le sourire appréciateur et lascif de la femme dont il a dérobé la nuit. Celle-ci esquisse un clin d'œil endormi en agitant le vêtement, du bout de l'index.
« Fallait bien que j'admire la vue...
- Dors, Aba.
- Mmmmh, maintenant oui. »
Un éclat de rire s'échappe de ses lèvres alors qu'il lui dérobe un baiser. Il s'habille, rapidement, puis se dirige vers la cuisine. Ses yeux détaillent avec envie les ingrédients qui remplissent le frigo. Le jeune homme s'imagine déjà dévorer le bacon qui l'attend juste là, avec les œufs qu'il a vus plus tôt et les poivrons, ici, et... Il y a une bouteille de vodka dans la portière. Sa pomme d'Adam jongle le long de sa gorge tandis qu'il la détaille.
Elle pourrait être utile. Pour le feu, pour le soir, pour le froid. Il secoue la tête. S'arrache à sa contemplation. Revient sur les légumes. Il y a des champignons, et puis
la dernière fois, avec la vodka, t'as bien dormi et t'as passé une super soirée. Des champignons. Des champignons, pour faire une omelette. Il ne sait pas faire une omelette mais ça ne doit pas être si compliqué et
puis quand t'es stressé, ça détend l'alcool, quand même, et c'est pas comme si t'étais pas stressé au quotidien, enfin avec la rue et les souvenirs et la culpabilité, enfin la culpabilité tu la mérites mais elle fait mal, Dimka et Grigori et Anastasiya seraient d'accord pour dire que tu mérites d'aller te faire foutre mais quand même, enfin tu les as laissés alors-Cuisiner. Prendre les ingrédients avec des mains un peu tremblantes et les installer devant la gazinière. Aligner les œufs devant le saladier. Un, deux, trois, quatre, cinq - il en faut combien ? Peu importe. Couper le beurre. Il peut couper le beurre. Il n'a jamais rien touché dans une cuisine mais il sait qu'il faut faire ça, et puis d'autres choses un peu moins évidentes qui lui reviendront sur le tas. Ça ne peut pas être si compliqué. Faire un petit déjeuner devrait être aisé. Faire un petit déjeuner est à sa portée. Un tas de moldus y parviennent depuis des années, il ne voit pas pourquoi il serait dépassé.
Un presque-incendie, une poêle noircie et des œufs carbonisés plus tard, Sévastian s'assure que personne ne le voit et se résigne. Il dégaine sa baguette.
Son frigo est ouvert depuis trop longtemps. Il n'y peut rien, il est comme figé, les mains blanches de crispation sur la porte béante, la respiration bloquée, la mâchoire scellée... Il ne parvient pas à bouger. Ses yeux sont rivés sur cette putain de bouteille de whisky dont il n'arrive pas à se détacher et il pense au goût et à l'odeur et au voile tendre que l'alcool pose sur son cerveau, et... Il déglutit.
Il devrait fermer la porte. Aucune excuse au monde n'est bonne pour boire au réveil.
Il est déjà midi trente. L'heure à laquelle il s'est levé n'y change rien.
Un tas de gens prennent un verre à midi trente. La plupart ont déjà une matinée à leur actif.
Les circonstances sont exceptionnelles. Ca ne justifie rien.
Mais ça fait neuf ans aujourd'hui. Ca ne change rien.
Mais ça fait mal. Ca ne veut rien dire.
Sa gorge est serrée et son souffle court. Il mentira à quiconque s'enquiert de ses yeux rouges et humides, des cernes qui marquent son regard triste ou de sa peau livide. Son dos le tire et il ignore s'il s'agit de son cerveau sadique ou de souffrances persévérantes, celles des anciennes cicatrices qui ne s'estompent jamais vraiment. Il a le cœur au bord des lèvres. Quelque chose de laid et de grouillant fourmille dans ses entrailles. Il a la nausée, il a froid, il a chaud. Sa peau semble trop petite pour lui.
Tu ne peux pas aller travailler comme ça. C'est vrai. Il doit se calmer.
Tu sais ce qui peut te calmer. Pas dès le matin.
Il est midi trente. Trente-cinq maintenant. Pas au réveil.
Et pourtant, tu dois te détendre. Il trouvera un moyen.
Aussi efficace ? Il en est sûr.
Tu n'en es jamais sûr. Il ne veut pas boire au réveil. Certainement pas du whisky.
Il y a de la bière aussi. Il ne veut pas boire au réveil.
C'est exceptionnel.Sévastian déglutit. Ferme les paupières. Souffle. Ses doigts se mettent à tapoter tristement la portière. Il voudrait la clore. Il voudrait sortir, s'aérer, s'oublier.
Tu sais ce qui peut te faire oublier. Il voudrait ne pas céder.
Tu as envie de te noyer. Il voudrait valoir mieux que ça.
Tu as envie de les noyer. Les.
Les souvenirs. Les regrets. Les cris que son esprit torturé invente dans ses cauchemars. Les appels qu'il espère fictifs. Les "grand frère" qui le hantent. Il ne connaît plus la frontière entre vérité et illusion. Il ne sait plus faire la différence entre souvenir et crainte.
Juste une bière. Sa pomme d'Adam monte et descend contre sa gorge.
Tu sais que tu vas céder. Ses dents s'enfoncent dans sa lèvre inférieure.
Tu cèdes toujours. Cesse de te torturer. Sa respiration s'amplifie.
Ce n'est rien, une bière. Il tend lentement les doigts.
C'est vrai que ce n'est pas grand chose, une bière. Puis il est midi trente, ou trente-cinq, peut-être même quarante. Un tas de gens boivent à cette heure-là. Ses circonstances sont exceptionnelles. Il ne ferait pas ça tous les jours, mais ça fait neuf ans aujourd'hui. Il a mal. Il a juste besoin d'oublier un peu, pour se détendre. Pour pouvoir aller au travail. Juste un peu. Rien qu'un verre.
Juste un.